(paru Le Monde le 23 mars 2006)
L’Inserm a publié à la demande de la Caisse nationale d’assurance-maladie des professions indépendantes (Canam) une expertise collective sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent à laquelle, je tiens à le souligner, je n’ai participé ni de près ni de loin.
Il en ressort que des travaux épidémiologiques de qualité et convergents montrent la grande stabilité de ces troubles pendant l’enfance et l’adolescence et le risque de marginalisation grave à l’adolescence avec désocialisation, échec des apprentissages, violences à l’égard d’eux-mêmes et des autres. C’est bien de cela qu’il s’agit et rien que de cela : si on laisse s’installer certains comportements pendant l’enfance, on prend un risque important que l’enfant ne puisse se nourrir de ce dont il a besoin pour se développer (apprentissages, sociabilité, confiance et estime de soi…). Or ces comportements à risque sont repérables entre 3 et 5 ans. Repérer quelques signes, du fait de leur intensité et de leur durée et voir s’ils sont de façon significative prédictibles de difficultés ultérieures, c’est comme cela, et seulement comme cela, qu’une prévention autre qu’individuelle peut être envisagée. Bien sûr, derrière les signes repérés, il y a des individus avec leur famille et leur environnement social. C’est le temps de l’évaluation individuelle préconisée par l’expertise.
Le rapport rappelle qu’on ne connaît pas les causes de ces troubles du comportement, mais qu’il existe des facteurs de risque multiples : familiaux, sociaux, mais aussi génétiques. Il n’est pas question d’hérédité de type mendélien. Il n’y a pas de gène de la délinquance, de la violence, pas plus que de tout trouble du comportement. Par contre, oui, il existe une héritabilité, c’est-à-dire des facteurs appartenant à plusieurs gènes qui, combinés entre eux, vont influencer en particulier l’expression de nos émotions et leur intensité sur un mode plutôt qu’un autre. On ne choisit pas ses émotions. Elles surgissent du plus profond de notre cerveau biologique sans rien nous demander. Plus elles sont intenses plus elles risquent d’être contraignantes, c’est-à-dire difficiles à contrôler. C’est surtout le cas des émotions négatives, de rage, de peur, de colère… On devient alors dépendant de l’environnement qui les suscite.
Il s’agit bien d’un vrai problème de santé publique : parce que ces comportements augmentent de fréquence ces dernières années en raison de facteurs multiples et dont les conséquences cumulées font que l’absence croissante à la fois de limites et d’attention spécifique de la part des adultes équivaut à abandonner ces enfants à la violence de leurs réactions émotionnelles, dont ils deviennent prisonniers. Ce sera d’autant plus vrai que ces enfants seront émotionnellement plus vulnérables. Le comprendre n’est pas les stigmatiser mais, au contraire, les aider ainsi que leur famille à réaliser que ce n’est pas nécessairement de leur faute s’ils sont ainsi et ont du mal à changer. Mais ils peuvent décider avec l’aide des parents de chercher des moyens pour retrouver plus de choix, c’est-à-dire plus de liberté dans leur façon de réagir. Aux adultes de les aider à trouver ces moyens.
Dans un entretien (Le Monde du 23 septembre 2005), le professeur Pierre Delion apportait des critiques et des ouvertures complémentaires de nature à équilibrer ce qui pouvait apparaître, dans ce rapport, comme une annonce à la fois brutale et lapidaire pour des non-initiés. Mais, à partir de là, le débat s’est mal engagé et a déclenché des réflexes d’opposition passionnels idéologiques dont témoigne une pétition signée par de nombreux professionnels de l’enfance.
Le contenu de cette pétition est attristant quand on connaît la gravité du problème qui concerne ces enfants et leur famille. On y cherche de façon qu’il faut bien appeler populiste et démagogue à alarmer les parents : on veut transformer les écoles en casernes, supprimer toute opposition, toute manifestation jugée agressive, quitte à droguer les enfants avec des médicaments. J’exagère ? Malheureusement non. Je cite un extrait de la pétition : “Avec une telle approche déterministe (…) à partir de 6 ans, l’administration de médicaments psychostimulants et thymorégulateurs devrait permettre de venir à bout des plus récalcitrants.” Et, pour faire bonne mesure, on appelle à la rescousse deux leviers habituels de la manipulation populiste, la dérision : “Faudra-t-il aller dénicher à la crèche les voleurs de cubes ou les babilleurs mythomanes ?” ; et l’amalgame politique où, sous prétexte de l’existence de plusieurs rapports “rendus publics au sujet de la prévention de la délinquance”, il s’agirait ni plus ni moins pour l’Inserm de servir “de “caution scientifique” à la tentative d’instrumentalisation des pratiques de soins dans le champ pédopsychiatrique à des fins de sécurité et d’ordre public”. Serait-on à court de vrais arguments pour ne recourir qu’à des procédés aussi intellectuellement malhonnêtes, qui n’ont plus rien à voir avec le contenu du rapport ?
C’est qu’il s’agit d’un conflit avant tout idéologique qui conforte le statu quo et le conservatisme profond de notre société face aux inévitables changements. Conflit qui opposerait d’un côté ceux que certains dénomment “les professionnels de la psyché” et de l’autre “la psychiatrie biologique”, et auquel viendraient s’ajouter maintenant les enjeux de la prochaine élection présidentielle de 2007 !
Personne ne peut se targuer d’avoir la recette contre l’enfermement d’un enfant dans ses conduites destructrices. Mais il appartient aux adultes responsables de ne pas le laisser s’enfermer dans son comportement. Toute approche nouvelle efficace est une chance. Elle permet, bien utilisée, d’élargir notre palette d’outils et d’accroître pour l’intéressé ses chances de regagner en liberté. Ce débat en termes de combat n’a pas lieu d’être. Il est aussi stérile que désolant. Il se fait au détriment de l’intérêt de l’enfant, en principe point commun essentiel des protagonistes. Il contribue ainsi posé à dramatiser la situation et à inquiéter les parents au lieu de favoriser une indispensable alliance avec les professionnels. Quitte, pour la famille et l’enfant, à juger après essai ce qui semble le mieux convenir.
Ce rapport de l’Inserm pourrait être une chance. A nous professionnels de la saisir. Il peut permettre de développer un véritable travail de prévention et de prendre conscience de l’ampleur des besoins. Une chance, oui, de sortir ces enfants de la véritable situation d’abandon où on les laisse. Car on est devant un problème de massification des besoins auquel l’approche purement individuelle qui prévaut actuellement ne peut répondre et qui ne peut concerner qu’une minorité, souvent privilégiée du fait de l’attention dont elle bénéficie. On ne peut continuer ainsi si on veut toucher la masse des enfants qui en ont le plus besoin.
Au lieu, une fois de plus, de dépenser nos énergies en nous apostrophant pour défendre nos territoires et notre confort de pensée, acceptons de travailler ensemble en faisant confiance à tous les acteurs de terrain pour nous éviter de tomber dans des dérives toujours possibles ici ou là, mais qui nous menacent moins que le laisser-faire d’aujourd’hui. Celui-ci laisse bien seuls des parents et des enseignants bien placés pour savoir que ce n’est pas le conformisme social et l’obéissance qui menacent le plus nos écoles.
Philippe Jeammet est chef de service de psychiatrie de l’adolescent et du jeune adulte à l’Institut mutualiste Montsouris, à Paris.