J’ai reçu, de quelques amis à qui je faisais part de l’importance à mes yeux du rassemblement du 11 janvier en mémoire des morts du 7 janvier et du 9 janvier, et de ce que j’y avais perçu, des messages exposant leurs raisons de ne pas s’y joindre – sur un mode qui m’a semblé à certains égards plus moraliste que tout simplement citoyen. Je voudrais ici, sur quelques points, amicalement mais en fort désaccord, leur répondre.
Première raison invoquée, en termes plus ou moins culpabilisateurs envers ceux et celles qui ont eu la faiblesse sentimentale ou l’aveuglement de se commettre dans cette “masse”: non, on ne nous prendra pas à manifester derrière ces hommes d’État, ces hommes de pouvoir, dont certains ne sont pas connus pour être de grands démocrates. De fait, l’idée de se trouver là en même temps que ces cyniques et sinistres personnages n’avait rien d’agréable.
Mais il ne s’agissait pas en l’occurrence de passer un moment agréable, libéré de tout conflit intime par la certitude passagère, mais rassurante, ronronnante, si habituelle lors d’une manifestation, que l’on était entre soi, du même bord comme on dit.
Dans la marche du 11 janvier, les puissants de ce monde, faut-il le rappeler, étaient placés derrière les proches des victimes des crimes commis à Charlie Hebdo, dans la rue à l’encontre de policiers, à l’Hypercasher contre des Juifs, et non en tête du cortège, comme me l’ont écrit certains de mes correspondants. Comme nous, nous, nous tous qui étions là en surmontant notre réticence quant à ces (auto)invités effectivement indésirables. Si bien que mon sentiment est non pas du tout que nous étions avec ces hommes d’État, plus ou moins unanimement détestables, mais que ceux-ci, de fait, défilaient, qu’ils le veuillent ou non pour certains d’entre eux, avec le peuple ce jour-là présent.
C’est aussi cette étrange situation qui permettait de prendre la mesure de la grotesque contradiction dans laquelle ces potentats, et non pas nous, se trouvaient. Pour nous, conflit, sans doute. Pour eux, monstrueuse inconséquence, visible par tous.
C’est pourquoi la meilleure réponse à cette objection de taille fut donnée par ce dessin de Catherine p. 9 du numéro du 14 janvier de Charlie Hebdo, représentant la brochette des « officiels » dans le cortège, et ainsi légendé : « une famille de clowns décimée, dix de retrouvés. »
Donc non, je ne pense pas m’être compromise en partageant ce jour-là la rue avec certains de ces responsables politiques, ni avoir abdiqué ma distance critique. Ceux et celles, extraordinairement nombreux, qui sont venus le 11 janvier, et n’étaient pas des benêts, non plus.
Mes amis ont aussi évoqué, pour expliciter le refus d’aller “manifester avec la masse” – formulation empreinte d’un mépris pour moi non acceptable – , qui la méfiance inspirée par la “grand-messe”, et “celle-ci particulièrement”, qui la récusation d’un “deuil imposé associé à un deuil national”, source supposée de “confusion”, et menaçant de “faire taire les différences”.
Or contrairement à ce qu’a écrit le dimanche 11 janvier au matin le psychanalyste Jacques-Alain Miller, sujet supposé sachant et donc pouvant dire le vrai sur ce rassemblement avant même qu’il ait eu lieu, et donc sans avoir vu et perçu ce qu’il s’est passé, ce n’est pas “debout comme un seul homme, ou une seule femme“, avec pour horizon le “Léviathan” – figure de l’État comme pouvoir absolu –, que ce rassemblement immense a pris forme. Mais pour le percevoir, il fallait, moyennant une certaine dose d’humilité, accepter de ne pas prétendre savoir par avance ce que serait cette marche.
Et prendre le pari de faire confiance, oui, à un mouvement – amorcé dès le 7 janvier au soir Place de la République – plus vaste que soi et ses petits cas de conscience, celui en l’occurrence d’une multitude. Une multitude, indénombrable – au grand dam de Christine Boutin – pas une masse. De quoi encore faire rire Charlie Hebdo : « Manif : 3 millions selon les organisateurs et la police, cherchez l’erreur. » (Charlie Hebdo, 14 janvier 2015, p. 4) Eh bien oui, dans cette « erreur »-là gît quelque chose d’inédit en effet.
Multitude éveillée, attentive, déterminée, calme, et non pas masse décérébrée. Car ce rassemblement, cette manifestation, cette marche, comme on voudra l’appeler, ce moment dans mon expérience inédit, ce fut vraiment au pluriel. Un beau et vrai pluriel, fragile et fort et fluide, bouleversant pour cela. Je ne pense pas, depuis quarante ans que j’ai pu aller à des manifestations, avoir jamais perçu pareille atmosphère collective, d’une maturité éphémère sans doute, mais très réelle. Et cela compte me semble-t-il, ne peut être effacé, quelles que soient les difficultés qui vont suivre pour continuer d’essayer de penser la complexité de ce présent que nous avons en partage. Moment qui fait apparaître, fugitivement peut-être, le gisement de résistance tapi dans ce que Pierre Guyotat, qu’on ne saurait suspecter de sentimentalisme, appelle “l’imprévisible du cœur humain“, plus fort que Wall Street, plus fort que tous les puissants du monde réunis.
Rassemblement au pluriel, donc, y compris au pluriel intime de notre propre trouble à être là, puisque ce n’était pas d’un élan sans mélange que nous donnions notre accord à cette commune présence. Et tant pis pour les moues de ceux qui craignent, semble-t-il, l’impureté constitutive de l’ “en commun”, pareille à celle du parler, en ses bégaiements et autres altérations, le parler qui circule, quoi qu’on en ait, de bouche en bouche.
Ne pas oublier que le “sang impur” qu’évoque la Marseillaise entendue au cours de cette marche, c’est celui, non de l’ennemi, mais du peuple même. Je refuse pour ma part la tentation d’un “sang bleu” de ceux qui se décrètent plus purement lucides que le “nous” dont était fait ce rassemblement-là, précisément. Qui rendait palpable, pour quelques heures, la teneur de cette phrase de Kafka: “L’indestructible est un ; chaque individu l’est en même temps qu’il est commun à tous ; d’où le lien indissoluble entre les hommes, qui est sans exemple“.
J’ajouterai que mes amis, révoltés eux aussi par ces crimes, qui n’ont pas voulu se joindre à cette marche – d’ailleurs qu’auraient-ils pensé si, tous se drapant comme eux dans leur refus de se compromettre, personne n’avait été là entre République et Nation en passant par le Boulevard Voltaire ? – se sont joints malgré eux aux complotistes comme à ceux que ces actes odieux ont pu réjouir, hélas. Hélas pour nous tous, hélas aussi pour les assassins, pour ce meurtrier au « regard doux », selon le récit empreint de tristesse et de douceur de Sigolène Vinson, rescapée de la tuerie, ramenant par ces mots poignants le criminel qui “par son ou ses gestes sans retour s’est exclu de l’Humanité, dans la société, en son centre même“, comme l’exprime dans une perception remplie d’enfance Pierre Guyotat . En son centre même : celui de l’échange des regards. Où se dit la tâche de pensée et d’action qui s’ouvre à nous devant ces meurtres.
Car ce sont bien des meurtres, des meurtres délibérés, revendiqués comme tels au nom soi-disant d’un “Prophète” qui n’en demande pas tant, et non des morts qui sont la quotidienne conséquence, terrible et à sans cesse chercher à combattre, de la violence du monde, dont chacun s’accommode plus ou moins selon une échelle à géométrie variable : guerres, violences policières, morts sur les bateaux de migrants en Méditerranée, morts d’enfants dans les ateliers du Bangladesh qui fabriquent nos tee-shirt bon marché (voir Charlie Hebdo,14 janvier 2015, p. 16, dessin de Catherine), ou en Afrique dans les mines de métaux rares pour nos précieux Iphone, et la liste n’est pas close de ces vies, détruites par la haine, la guerre, la course au profit, et le pouvoir sans frein. De ces vies dont chacune est unique, irremplaçable, et dont tant passent comme sans laisser de trace.
Alors au nom de ces morts dont les unes ou les autres pour les uns ou les autres ne suscitent pas de grandes réactions, et sûrement pas de tels rassemblements, il aurait été de bon ton de bouder celui-là ? De se démarquer de ce “deuil imposé” parce que “national”, selon les mots d’un de mes interlocuteurs ?
Or que signifie donc ce “Je suis Charlie”, qui se déclina en “Je suis Juif, je suis Musulman, je suis policier”, dans la marche de dimanche, et que tant et tant d’entre nous s’approprièrent ? S’agit-il vraiment d’une “introjection fantasmatique du cadavre, un fantôme destiné à intimider, faire peur”, comme me l’écrit ce même correspondant ? Je ne le pense pas. Car ce qui s’est exprimé dimanche, et dès mercredi, n’avait rien d’un deuil mélancolique qui condamne à l’extinction tout mouvement vivant. “Je suis Charlie”, je l’ai compris, et cela à fait sens, non comme une “identification forcée”, mais comme le signe d’une transmission – par delà la disparition des personnes qui sont mortes. “Je suis Charlie”, cela veut dire : Charlie s’adresse à moi – donc n’est pas mort.
L’expérience ordinaire de la psychanalyste que je suis, c’est que lorsque quelqu’un s’adresse à moi, je fais place en moi à sa voix : je ne peux laisser résonner sa parole, si incompréhensible ou opaque dût-elle demeurer à certains égards pour moi, que si je suis/je deviens, même à l’aveugle – mais sans surdité, autant que faire se peut –, quelque chose de cette parole. Il s’agit là à vrai dire d’une expérience qui simplement réitère, en la renouvelant, une expérience initiale de tout être humain puisque pour quiconque, ” je”, en ce qu’il a de plus intime, n’est que la somme, ouverte, ou le tissage, des différentes adresses qui lui ont été faites ou qu’il a prises pour lui.
Adresses, c’est-à-dire situations, multiples, de “toi et moi”, énigmatiques car jamais transparentes, qui ne sont pas réductibles je crois à des “interpellations” ou des “injonctions” comme le soutient pour sa part Judith Butler que cite à l’appui de sa position mon correspondant. La question étant alors, toujours, de ce que l’on en fait, de ce que l’on peut en faire. Ainsi Lacan peut-il écrire, en un aphorisme clair/obscur, que “le style, c’est l’homme à qui on s’adresse”. Le “style” Charlie, c’est ainsi n’importe lequel de tous ceux auxquels Charlie s’adresse, c’est quiconque accueille et interprète cette adresse. De multiples façons. C’est donc ce qui se joue, d’indéterminé, entre Charlie et n’importe lequel d’entre nous.
>“Je suis Charlie”, c’est alors : qu’est-ce que je fais, aujourd’hui, de ça, de ce que Charlie m’adresse ? Transmission, donc, et dans la tristesse du deuil, un deuil non mélancolique, cela, que formule magnifiquement Proust écrivant : “le mort saisit le vif qui devient son successeur ressemblant, le continuateur de sa vie interrompue”. Rien de morbide dans ce mouvement, dans cette “ressemblance” métamorphique – car elle hybride au vivant endeuillé le disparu –, ressemblance qui est un questionnement : que m’a-t-il dit, que me dit-il, celui qui n’est plus là mais dont la voix résonne en moi ?
Que me dit Charlie ? Peut-être aujourd’hui ces mots, par lesquels Beckett inachève L’Innommable : “[…] il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer[…], il faut continuer, je ne peux pas continuer, je vais continuer“.
Sabine Prokhoris a notamment publié “L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse” (PUF, 2014).