Anna Lietti | Le temps | 23-11-2005

PSYCHOLOGIE. Oui, on peut aller trop loin, avec un enfant adoptif, dans la prise en compte de sa culture d’origine. Bientôt de passage à Genève*, le psychanalyste Nazir Hamad met les pieds dans le plat du «respect des différences».

Le Temps: Vous êtes d’origine libanaise, vous exercez à Paris dans vos deux langues, l’arabe et le français. Beaucoup d’immigrés ou de résidents étrangers, même s’ils maîtrisent la langue du pays, cherchent un thérapeute comme vous, qui parle leur langue d’origine. Quelles sont vos observations à ce sujet?
Nazir Hamad: Bien des gens pensent effectivement qu’ils ne peuvent entreprendre une cure que dans leur langue d’origine. Ils s’aperçoivent vite que les choses ne sont pas si simples. J’en ai vu beaucoup chercher un thérapeute arabophone, le trouver, commencer la cure et… parler français pendant des années, avant d’arriver à utiliser leur langue maternelle. C’est d’ailleurs ce que j’ai vécu moi-même lors de ma psychanalyse.
– Que se passe-t-il pour ces patients?
– La langue d’accueil fonctionne en quelque sorte comme une langue diplomatique: elle sert à arrondir les angles, à désacraliser certains sujets. Lorsque la tension est retombée autour de la problématique majeure – qui est d’ailleurs souvent à l’origine de l’exil de la personne – il devient possible de passer à la langue maternelle. Cela dit, du point de vue de l’inconscient, cette formulation n’a pas grand sens: l’inconscient saute d’une langue à l’autre pour construire sa langue propre, il fonctionne comme les rêves, par allitérations, homophonies, translittérations. La langue de culture d’un polyglotte est truffée de langue maternelle et vice versa.
– Il faut bien que le psychothérapeute soit polyglotte aussi pour décrypter tout ça!
– Effectivement. Mais il n’est pas sûr que ce soit une nécessité, ni le critère le plus important. Lorsqu’un patient et un thérapeute décident d’entreprendre un travail ensemble, c’est qu’ils partagent un langage commun, dans lequel pourra se dire la vérité de l’inconscient. Et cela n’est pas seulement une affaire de langues.
– Connaître la langue d’origine du patient, cela ne permet-il pas de faire la part de ce qui, dans sa manière d’être, relève du culturel ou de l’individuel?
– Oui. Même si le culturel sert souvent d’alibi pour justifier un comportement singulier. Je suis très méfiant envers la complaisance actuelle pour les différences culturelles, qui amène les ethnopsychiatres à développer des cures spécifiques pour chaque groupe ethnique. On enchaîne l’immigré à sa culture d’origine!
– Vous pensez que la psychanalyse est une cure adéquate pour un Européen comme pour un Indien d’Amérique?
– Je dis, tout comme le fondateur de l’ethnopsychiatrie lui-même, Georges Devereux, qu’en tant que sujet, au-delà de toutes les différences qui nous séparent, un Indien fonctionne exactement comme nous. Et qu’avec les immigrés, on court le danger, à force de bonne volonté et de compréhension pour leur situation, de noyer le singulier dans le groupe. Le risque est de passer à côté de la question centrale: qui est cette personne, au-delà de son étiquette collective?
– Entre l’immigré et l’enfant adopté, la problématique est semblable?
– En grande partie. Les enfants adoptés viennent aujourd’hui de loin. Ils n’ont pas seulement subi la perte de leurs parents: en arrivant chez nous, ils doivent faire le deuil de l’ensemble de leurs repères sensoriels, pour en adopter de nouveaux. C’est pareil pour les immigrés. Savez-vous quelle est l’une des plaintes les plus fréquentes parmi ces derniers lorsqu’ils viennent d’arriver? L’intérieur de leur bouche est plein de plaies provoquées par le pain croustillant!
– Après avoir misé sur le secret, pensez-vous que l’on exagère aujourd’hui la prise en compte des origines de l’enfant?
– C’est un risque. J’ai connu des parents français qui, après avoir adopté un petit Vietnamien, se sont mis à manger vietnamien à la maison et à passer toutes leurs vacances au Vietnam! D’autres, dont le souci de dire la vérité allait si loin qu’ils ne manquaient pas une occasion de présenter leur enfant comme «adoptif». Je leur ai demandé: quand deviendra-t-il votre enfant tout court? Bien sûr, il faut dire la vérité, mais par moments, il faut aussi savoir respecter l’anonymat de l’enfant. Quant aux origines, si elles prennent trop de place, c’est le sujet qui risque de perdre la sienne.
– Certains enfants adoptifs, dites-vous, passent leur vie à se persuader que la vraie vie est ailleurs…
– Nous avons tous besoin de construire nos mythes, qui servent à répondre aux grands mystères de l’existence, et notamment à celui de l’origine. Mais nous ne nous en sortons que si tout cela reste à l’état de métaphore. Lorsque la métaphore devient réalité, la tragédie commence. Pour l’enfant adoptif comme pour d’autres, l’enjeu est de ne pas se perdre dans le mirage d’autres vies possibles, mais de s’identifier à sa vraie vie, ici et maintenant.

 

*Nazir Hamad est l’invité d’Espace Adoption pour une conférence, «La Langue et la frontière», le 28 novembre à 20h, 14, av. Industrielle, Carouge. Entrée: 10 Fr. Code d’accès: 0012. Rens: 022/910 05 48
Ses derniers livres parus: «Adoptions», Ed. Erès, 2003, «La langue et la frontière, double culture et polyglottisme», Ed. Denoël, 2004.
A paraître en mars: «L’enfant, sa famille et la demande de psychanalyse», Ed Erès.