Charles Melman s’entretient avec Paul-François Paoli pour Le Figaro Littéraire (15-09-2005)
Psychiatre et psychanalyste, éditorialiste à la revue Passages, Charles Melman est le fondateur de l’Ecole lacanienne internationale. Auteur de nombreux ouvrages, notamment L’homme sans gravité (1), il réagit très vivement à la publication du Livre noir de la psychanalyse. 

Que vous inspire ce livre qui met radicalement en cause la psychanalyse et la considère comme inopérante sur un plan thérapeutique

 

Charles Melman. Ce n’est pas à proprement parler un livre. C’est un rassemblement de textes qui, pour la plupart, étaient déjà connus, et qui reprennent des thèses auxquelles la psychanalyse est confrontée depuis ses origines. Ce que l’on peut regretter c’est qu’il n’y ait pas dans ce volume abondant d’argument qui stimule. On aimerait une critique constructive, et il est dommage, y compris pour la psychanalyse, qu’on la rencontre si peu. A lire cette somme, il semble que, décidément, ce type de critique ne rende guère intelligent, cela en dépit de la qualité d’un certain nombre de contributions. Rien de nouveau, donc, avec cet ouvrage qui relève d’un scientisme contre lequel il semble que Flaubert n’ait pas été un adversaire suffisamment décisif. Les Homais de la psychiatrie existent toujours.

 

Le psychiatre Jean Cottraux accuse le «milieu psy» d’avoir fait enterrer un rapport récent de l’Inserm, qui mettait en évidence la faible efficacité de la cure psychanalytique par rapport à d’autres thérapies.
De quoi s’agit-il ? L’idée d’évaluer les actions sur le psychisme à partir de critères qui se veulent scientifiques, est en soi légitime. Néanmoins, il faut se demander pourquoi ce principe d’évaluation n’est pas appliqué dans un domaine où il semble aller de soi : celui de la qualité et de l’administration des psychotropes, alors qu’il apparaît simple, statistiquement, d’en évaluer les effets. Non seulement, on ne le fait pas sérieusement, c’est-à-dire de façon impartiale, ce qui constitue, au passage, un scandale, mais on prétend demander aux psychanalystes d’accepter un principe d’évaluation scientifique ! Ce que je conseille à M. Cottraux qui se plaint longuement dans ce livre de l’échec de son analyse, c’est d’essayer de régler à partir de critères «scientifiques» ses rapports avec son épouse, ses parents et ses enfants, ses amis. Mais pas de les régler sur le dos de la psychanalyse ! Qu’il s’interroge sur la validité de la science dont il se réclame, pour régler ses questions essentielles ! Si la science était en mesure de régler nos difficultés existentielles, cela se saurait !

 

Certains auteurs accusent la psychanalyse freudienne d’incompétence en matière de dépression, mais aussi d’être responsable de suicides, qui auraient pu être évités par la délivrance de produits de substitution…
J’ai moi-même, dans les années 90, été partisan de la distribution massive de produits de substitution pour les toxicomanes. Il faut se rappeler que tous les spécialistes de la toxicomanie étaient ulcérés de cette légalisation. A l’époque, mes amis de Marmottan m’ont traité de «dealer en blouse blanche». M. Douste-Blazy, lors d’un congrès de la Mutualité française auquel assistait François Mitterrand, a bien voulu prendre en compte ma plaidoirie et valider le projet. Selon ce Livre noir, la psychanalyse serait responsable de la mort d’environ 10 000 toxicomanes, qui auraient pu être sauvés par des traitements adéquats ! Cette affirmation constitue une infamie. Puisque nous sommes sur ce terrain, que ceux qui établissent ce type de statistiques nous disent combien de suicides sont provoqués, et je dis bien provoqués, par les psychotropes. C’est connu de tous les psychiatres. Notamment, la façon dont les benzodiazépines, neuroleptiques qui constituent le Prozac, facilitent le passage à l’acte suicidaire.

 

Aux Etats-Unis, la psychanalyse a pratiquement disparu, remplacée par des thérapies courtes souvent inspirées du cognitivisme. C’est quand même un constat d’échec pour la psychanalyse ?
La question est de savoir si les Etats-Unis doivent être notre modèle. Il faut regretter que nos amis américains, pour lesquels on ne peut avoir que de l’estime, participent d’une régression culturelle, qui malheureusement, s’implante chez nous. Quant aux théories cognitivistes, qui font florès dans le monde anglophone, elles sont connues depuis longtemps, en particulier les théories de Pavlov. Le cognitivisme s’intéresse exclusivement aux conduites sociales, et a tendance a réduire le comportement humain à ce genre de paramètre. La question est de savoir si nous sommes effectivement identiques à l’animal, ou si nous avons des différences avec lui. On pouvait croire, depuis la naissance de la philosophie, il y a deux mille cinq cents ans, que nous avions quelques traits distinctifs.

 

Les psychanalystes ne sont-ils pas responsables de l’incompréhension qu’ils suscitent ? Je pense à la polémique qui vous oppose à Jacques-Alain Miller au sujet des séminaires de Lacan. Pour le profane cela peut paraître bien hermétique.
Il ne s’agit pas d’une polémique mais de l’incapacité de Jacques-Alain Miller a établir une édition crédible dans un temps acceptable. Savez-vous qu’il y a, en Argentine ou au Brésil, où Lacan est très connu, des étudiants qui apprennent le français pour pouvoir lire ces séminaires dont une partie seulement est publiée. Et qui sont truffés de fautes d’orthographe, de syntaxe et aussi de contre-sens. Nous avons, à maintes reprises, avec le linguiste Gabriel Bergounioux, proposé des corrections à Jacques-Alain Miller. Il nous a opposé une fin de non-recevoir. C’est pour cela que G. Bergounioux publie un ouvrage Lacan débarbouillé (2) avec toutes ses observations. Quel est, en fin de compte, l’enjeu de la publication des séminaires ? Rendre les travaux de Lacan accessibles à ceux que sa pensée intéresse. L’oeuvre de Lacan est difficile, mais il est inexact de dire que son ambition était d’être ésotérique. Il souhaitait, au contraire, se faire comprendre du plus grand nombre.

 

(1) Chez Denoël.
(2) Aux éditions Max Milo.