Sigmund Freud-Max Eitingon, Correspondance, 1906-1939. Hachette Littératures, 2009.
« Connaisseur minutieux de la psychanalyse, thérapeute expérimenté, penseur au jugement sûr ». C’est en ces termes que Sigmund Freud faisait l’éloge, en 1930, de Max Eitingon, pour aussitôt regretter que celui-ci se soit « refusé à enrichir la littérature analytique par ses contributions » cliniques. L’histoire de la psychanalyse a fini par minimiser le rôle de ce proche disciple de Freud, reléguant souvent son œuvre à celle d’un tâcheron chargé des basses besognes administratives. Une injustice que vient heureusement réparer la publication, par les Editions Hachette Littératures, des huit cent vingt et une lettres échangées par les deux hommes entre 1906 et 1939, soit une correspondance aussi volumineuse et comparable à celle entretenue par le père de la psychanalyse avec K. Abraham, Sandor Ferenczi ou Ernest Jones. C’est dire tout l’intérêt d’une lecture attentive de cet ouvrage fort bien construit et documenté qui éclaire autrement les grands moments de l’histoire de la psychanalyse et aide également à la compréhension des réflexions personnelles de son créateur.
De sa première rencontre avec Freud en 1906 laquelle précéda de quelques semaines la visite de Jung, son médecin chef, à Vienne, Max Eitingon fera un événement fondateur de son parcours: il n’aura d’ailleurs de cesse de rappeler régulièrement son importance jusqu’à évoquer auprès de l’intéressé le « dixième, quinzième puis trentième anniversaire » de leur premier entretien. Dans la même veine, il n’oubliera jamais non plus de célébrer la date de naissance de Freud par l’envoi d’une lettre ou d’un télégramme.
Souvent accompagnées de cadeaux -des cigares très appréciés par Freud, des produits alimentaires après la première guerre mondiale, voire de discrets soutiens financiers- et ce, jusqu’aux difficultés économiques de la crise de 1929, ses lettres ne se départiront jamais d’un ton particulièrement « respectueux » à l’égard du « professeur ». Elles marquent en quelque sorte la limite de leur relation : un scrupuleux évitement du « meurtre du père » auquel Eitingon substituera une vénération sacrificielle. Ce que Freud résume dans l’une de ses lettres avec sa coutumière et tranchante perspicacité : « que j’ai besoin de quelque chose et que vous vous efforciez de le trouver…c’est le destin que vous avez vous-même choisi ». Une identification qui eut aussi ses manifestations douloureuses : à l’annonce du cancer de Freud, Eitingon interrompit brutalement la correspondance pendant plusieurs semaines. Il renouvela cette attitude avec Anna Freud, à la mort du fondateur de la psychanalyse en septembre 1939.
Jusqu’à son exil au tout début des années 30 en Palestine où il crée la première association psychanalytique du pays, l’échange épistolaire permet d’évoquer son analyse « déambulatoire » -les promenades avec Sigmund Freud-, ses premières interventions aux « réunions du mercredi » -le groupe pionnier des analystes viennois-, sa participation à la reconstitution de l’Association berlinoise de psychanalyse et ses efforts pour mettre en place, dès 1919, la première policlinique de Berlin, futur « Institut » dont le modèle sera ultérieurement cloné par l’Association Psychanalytique Internationale. Avec, pour conséquence non négligeable, celle de jeter les bases d’une « formation psychanalytique institutionnalisée et régulée » comprenant notamment les séances de « supervision » et les « séminaires théoriques ». Une démarche qu’il répétera dans son exil méditerranéen en s’efforçant de placer -en vain- le nouvel « Institut psychanalytique de Palestine » sous le « parrainage de l’Université hébraïque de Jérusalem ».
Plus « homme d’appareil » et « réceptif » ainsi que l’écrivait K. Abraham, Max Eitingon s’est patiemment imposé comme la cheville ouvrière du mouvement psychanalytique, témoignant d’une fidélité absolue au « maître ». Au point de prendre ou de céder une place et des responsabilités -soit comme directeur du « Verlag », soit comme président de l’API- au seul gré des circonstances ou des impératifs énoncés par le « professeur ». La maison d’édition des œuvres psychanalytiques, l’« Internationaler Psychoanalytischer Verlag » que Freud tenait pour le « plus important organe du mouvement », lui dut plus d’une fois sa survie : sa constante bienveillance, son acharnement à trouver des fonds nécessaires à son fonctionnement lui firent partager, dès 1932, les responsabilités de sa direction avec Freud.
Ce serait toutefois faire outrage à l’intelligence et à l’érudition d’Eitingon que de réduire sa vie à de multiples interventions purement fonctionnelles. Détenteur d’une « bibliothèque légendaire », spécialiste de Dostoïevski, un auteur qu’il fit découvrir à Freud, fréquentant Rainer Maria Rilke ou recevant Luigi Pirandello, sa culture étendue contribua probablement à maintenir éloignées ses propres revendications narcissiques. Aux côtés du père fondateur, il mena notamment un combat acharné, non dénué de diplomatie, pour défendre l’analyse profane contre les menées anglo-saxonnes d’Ernest Jones qui souhaitait réserver la pratique analytique aux seuls médecins. On lira ainsi avec attention la lettre que Freud lui adresse le 1er novembre 1931 où il écrit sur ce sujet que « Jones, par exemple, s’est sur bien des points beaucoup plus éloigné de la prétendue orthodoxie » que Ferenczi.
Max Eitingon ne comprit les ambiguïtés de son « amitié filiale » avec un Sigmund Freud toujours méfiant et intellectuellement exigeant, qu’après la mort de ce denier. Il découvre en particulier une lettre écrite le 10 février 1937 par Freud à Arnold Zweig, un ami commun aux deux épistoliers. Alors que le « maître » lui avait offert sa propre bague comme « anneau du comité secret », évoquant par ailleurs son appartenance à la « famille », il constate qu’après plus de trente années de cohabitation professionnelle, le « professeur » pouvait encore écrire à son sujet « qu’il n’en savait pas encore beaucoup sur lui »./
Nice, le 24 juin 2009