Un récent article du Journal Le Monde(1)  évoquait la création d’une « clinique du virtuel » « pour soigner les enfants en difficulté ». Le style affirmatif du titre ne laissait planer aucun doute sur la légitimité du projet, tandis que la question de savoir qui le finançait n’était même pas évoquée. Pourtant, l’entreprise pose bien des questions.

Tout d’abord, reconnaissons que l’idée de « soigner avec le virtuel » fait partie du paysage mental qui s’organise aujourd’hui autour des nouvelles technologies. Il s’agit d’utiliser des techniques qui réduisent le coût humain des thérapies, bien sûr, mais aussi d’une version contemporaine de la tendance qui nous incite à associer sur les mêmes objets (vécus comme porteurs d’une puissance extrême) les plus grands espoirs et les plus grandes craintes. Les jeux vidéo sont perçus aujourd’hui par beaucoup de parents comme un ogre tapi derrière l’écran familial et prêt à dévorer leurs enfants. Du même coup, rien ne les rassure autant que de leur dire que le monstre va être apprivoisé par des spécialistes qui vont soigner leur progéniture avec son aide, et qui plus est sans qu’ils n’y soient impliqués d’aucune façon ! D’où l’efficacité d’un double discours qui ne s’adresse pas à l’intelligence, mais à l’imaginaire : « Les jeux sont terriblement dangereux pour vos enfants, mais nous allons les guérir avec eux ! » On reconnaît au passage la stratégie qui a présidé au lancement des chaînes de télévision pour les bébés : « La télévision est dangereuse pour vos enfants, mais nos experts l’ont mise au service de leur développement ! » Jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il n’y avait pas d’expert et que les programmes soi disant « adaptés » ne le sont pas du tout(2) . La stratégie des fabricants de jeux vidéo est la même. Que les consoles soient dans toutes les familles malgré l’inquiétude des parents est déjà une belle réussite commerciale. Qu’elles soient aussi dans tous les centres de soin en serait une plus belle encore !

La seconde logique de ce lancement correspond à une attitude devenue courante de la part des laboratoires pharmaceutiques. Ils inventent une molécule et financent ensuite des chercheurs et des expérimentations pour savoir quelle pathologie elle pourrait guérir. Et une nouvelle maladie est ainsi bien souvent « inventée » ! Ici, ce serait « l’addiction aux jeux vidéo » considérée comme une pathologie en soi, alors que rien n’est moins sûr. Bien entendu, les formes de thérapie basées sur l’apprentissage – encore appelées « thérapies cognitives » – font déjà un large usage du virtuel, notamment dans la prise en charge des troubles phobiques. C’est bien normal dans la mesure où les jeux vidéo sont conçus en lien avec les théories de l’apprentissage(3). Mais en matière de joueurs excessifs, les choses sont différentes. Ceux ci se répartissent en effet en deux grandes catégories. Les premiers sont capables d’utiliser leurs jeux pour en faire des espaces de signification : ils construisent des personnages et jouent un peu avec eux comme un jeune enfant avec ses playmobils, en fabriquant un petit théâtre de sa vie intérieure. Ces jeux fonctionnent pour eux comme des « espaces potentiels » au sens où en parlait le psychanalyste anglais Winnicott.

En revanche, d’autres joueurs ne sont pas parvenus à poser au long de leur enfance des repères intérieurs stables et sécurisants. Leurs blessures sont restées cachées jusqu’à l’adolescence, puis, sous l’effet de la poussée pulsionnelle propre à cet âge, elles se sont brutalement réveillées. Ils cherchent alors à se guérir à travers de nouvelles interactions. Or les jeux vidéo leur ouvrent un territoire d’interactions d’une très grande variété, et en même temps parfaitement contrôlé, dans lequel ils sont certains de n’être jamais seuls puisque leur avatar les accompagne partout…

Cette distinction entre deux catégories de joueurs est essentielle pour guider le projet thérapeutique. Mais dans les deux cas, vouloir introduire un jeu vidéo dans la relation a un intérêt très relatif. En effet, lorsqu’un joueur excessif utilise les espaces de jeu comme support de ses constructions fantasmatiques, il est toujours heureux d’en parler. L’important est alors de l’inviter à le faire, et le langage – ou le dessin – sont suffisants pour y parvenir. Quant aux joueurs en souffrance d’interactions satisfaisantes et qui cherchent à se guérir par machine interposée, l’important est de leur redonner le goût de l’interaction humaine vivante. Et pour cela, le mieux est d’interagir avec eux par le verbe et le corps, ce qui suppose de se trouver face à eux, en vis-à-vis, afin de les voir et d’être vu par eux, et non à côté devant un écran.

En réalité, le problème est moins de proposer de soigner les jeunes joueurs excessifs « par les jeux vidéo », que par des thérapeutes connaissant les jeux vidéo. Car dans un domaine où les enjeux fantasmatiques et relationnels avec le produit sont aussi importants, il ne faut pas que le thérapeute soit trop vite dérouté par les allusions, souvent elliptiques, du joueur à ses jeux. Mais il ne faudrait pas laisser croire aux thérapeutes intéressés par ces prises en charge – et aussi bien sûr par les jeux -, qu’il faille équiper leur lieu de consultation en machines dernier cri ! Les psychiatres avaient affaire jusque-là à la pression des laboratoires pharmaceutiques pour prescrire toujours plus de nouvelles molécules dont le gain thérapeutique est souvent discutable(4) . Devront-ils bientôt résister aussi aux sirènes des fabricants de jeux vidéo et de leurs épigones ?

 

1 « Le virtuel pour soigner les enfants en difficulté », Le Monde du 05.03.2008.
2 Etude de Christakis et Zimmerman, 2007
3 Ce qui fait qu’ils auront tôt ou tard leur place en pédagogie, comme le montre le formidable essor des  Serious game.
4 Voir Le Monde du 27 février 2008 sur Le Prozac.