Se maîtriser soi-même a toujours été le désir des sages, et maîtriser l’univers celui des puissants. Cette seconde ambition est toujours passée par le contrôle des images. Les empereurs romains tenaient à ce que leur effigie soit partout présente, et, plus près de nous, Staline et Ford y veillaient également. Staline y a d’ailleurs mieux réussi que Ford puisque quand il est mort, même les citoyens opprimés et appauvris des colonies de l’Empire russe l’ont pleuré ! Mais aujourd’hui, avec Internet, veiller à son image est devenu un souci commun. Chacun s’emploie à construire de lui même une représentation attractive, autrement dit « vendable », qu’il s’agisse de la monnayer financièrement ou simplement de la mettre au service de la construction de l’estime de soi. La preuve en est que chacun, simple particulier ou patron d’entreprise, est maintenant invité à souscrire une assurance contre la dévalorisation de son image sur la toile.

Du coup, la définition du marketing change. Il y a eu une époque – le XXème siècle – où il se définissait comme l’ensemble des stratégies utilisées par une marque pour se vendre. Il était alors volontiers envisagé par les penseurs de gauche comme le stade suprême d’un capitalisme associé à une exploitation toujours plus poussée des facultés humaines. Là où les patrons y voyaient l’occasion d’augmenter leurs profits, ces mêmes penseurs accumulaient les preuves à charge : distorsion du sens de la réalité, amenuisement des capacités de symbolisation, appauvrissement de la réflexion, atrophie de la pensée…. Le marketing était accusé de pouvoir vendre n’importe quoi alors même que ceux qui le font sont les premiers à dire qu’il  permet de vendre mieux un bon produit, mais reste impuissant à en imposer un mauvais.

Le changement s’est fait en deux temps. D’abord les marques se sont vendues comme des personnes : la Mère Denis pour des machines à laver, Mamie Nova pour des yaourts, Monsieur Propre pour des produits détergents, etc. Aujourd’hui, ce sont les personnes qui se vendent comme des marques. En fait, le marketing s’est dilué au fur et à mesure que chacun accédait, grâce à Internet, à la possibilité de devenir l’auto-entrepreneur de sa propre image. Et je ne parle pas là du désir d’extimité qui pousse tant d’adolescents à chercher un miroir de leurs performances dans le regard des innombrables internautes. Eux courent le risque de se voir rejetés, et c’est même la définition du désir d’extimité. Comme tout désir adressé à l’autre, il se soumet à l’épreuve d’un refus possible. Je parle de ceux qui sont suffisamment sûrs d’eux pour maîtriser leur image.

Internet a, la aussi, inversé un mouvement qu’on pouvait croire solidement établi. Au modèle du marketing qui cherche à vendre un produit à la multitude, s’est substitué une multitude qui cherche à se promouvoir comme un produit. Le marketing, qui pouvait être accusé d’imposer à chacun des repères étrangers à sa propre vie, s’est transformé en instrument par lequel chacun cherche à émerger de la multitude en imposant ses propres repères. Le marketing n’est plus fait par quelques-uns pour tous les autres, mais par tous à destination de tous. Il est devenu « viral », et chacun y contribue.

Rien ne prouve que ce mouvement soit destiné à s’accentuer. Peut-être sera-t-il bientôt dépassé par une nouvelle sagesse du désengagement. J’en doute. Les mêmes procédés de marketing sont aujourd’hui utilisés à la fois pour des causes humanitaires et pour faire monter artificiellement la valeur de certains objets. Ils sont  autant au service de la création de liens et de solidarités nouvelles qu’à celui de la manipulation marchande. Le marketing ne fait finalement en cela que s’adapter à Internet, qui est un espace disponible autant au service du lien que de la fuite, du link que du leak.