Ceux qui attendaient une adaptation de Hergé sont déçus, les autres sont comblés. Spielberg fait son marché dans Les Aventures de Tintin et mélange les ingrédients à sa façon, mais, contre toute attente, l’essentiel est préservé. Tintin reste un héros lumineux et toujours pressé qui tente d’éclairer un monde plein de secrets, à commencer par celui dont j’ai pointé l’existence dès 1982[1] : le secret d’une filiation et d’une dette traversant plusieurs générations.

Mais commençons par les modifications introduites par Spielberg indépendamment de ce thème. D’abord, il condense plusieurs albums dans un seul film et place le troisième modèle réduit du vaisseau La Licorne dans un émirat arabe, ce qui lui permet d’introduire le personnage de la Castafiore sans lequel il manquerait quelque chose aux Aventures.
Ensuite, il supprime ce qui pourrait choquer le public américain, et ajoute plusieurs éléments susceptibles de le séduire. C’est ainsi que le Capitaine ne jure plus et ne s’en prend plus à la vie de Tintin comme dans Le Crabe aux pinces d’or où il tente de l’assommer, puis de l’étrangler. Il n’est plus une « loque humaine », selon les propos de Hergé lui-même, mais un personnage héroïque qui risque sa vie pour remplir le réservoir d’un avion en vol. Mais surtout, Spielberg s’abandonne à la fascination pour les armes à feu qui semble décidément une caractéristique du peuple américain. Alors que dans Hergé, la fuite du Karaboudjan montre Tintin et Haddock désarmés poursuivis par deux bandits possédant chacun un révolver, Spielberg met en scène un long combat dans lequel Tintin armé affronte de nombreux adversaires munis de fusils mitrailleurs. Plus tard, Haddock se retrouve même à tirer au bazooka de telle façon que le spectateur voit son arme pointée au bas de l’écran comme dans un jeu vidéo de combat en première personne. Enfin, Spielberg introduit une séquence de caméra numérique organisée autour d’un faucon absent de l’œuvre d’Hergé et, pour finir, une bataille de grues portuaires sur le modèle des combats opposant des héros munis d’exosquelettes dans Alien et Avatar.
Mais les changements les plus intéressants introduits par Spielberg concernent indiscutablement le thème du secret de filiation et de la dette entre les générations. Sakharine, qui est un personnage secondaire chez Hergé, y devient un redoutable gangster descendant en droite ligne du pirate Rackham. Il en a d’ailleurs la même apparence, exactement de la même façon que le capitaine Haddock est le sosie de son ancêtre le chevalier. Parce que celui-ci a tué Rackham, Sakharine a décidé de le venger en prenant la vie du capitaine. Le poids de cette dette qui oppose deux généalogies est souligné par le fait que Rackham a lancé, en mourant, une malédiction solennelle contre les descendants du Chevalier. Mais en même temps,  Sakharine doit garder le Capitaine Haddock en vie car la légende raconte que seul un authentique descendant du chevalier peut découvrir l’énigme de celui ci. « Bon sang ne saurait mentir » ! Enfin, le thème de la continuité générationnelle est souligné dans le film d’une quatrième façon. Alors que dans les albums de Hergé, le capitaine découvre l’histoire de son ancêtre à l’intérieur d’un vieux coffre abandonné dans son grenier, Spielberg imagine qu’il l’a recueillie de la bouche même de son grand-père. Dans le film, la légende est vivante et elle est transmise de bouche à oreilles à travers les générations.
Du coup, je ne serais pas étonné que la suite prévue à ce film par Spielberg soit centrée sur la découverte du parchemin par lequel le roi Louis XIV fait don du Château de Moulinsart au Chevalier. La mise en scène de Spielberg aurait alors déplacé dans Le Secret de la Licorne la découverte des bijoux (que Hergé, rappelons le, place à la fin de l’album du Trésor) pour mieux mettre en relief le secret de la filiation royale du chevalier. Car tel est bien ce que nous révèle ce parchemin pourvu qu’on sache se rendre attentif à ses termes : «  A notre cher et aimé François ». C’est lui qui m’a mis, en 1982, sur la voix de comprendre les Aventures de Tintin comme une œuvre cryptée qui raconte le secret d’une filiation prestigieuse.
Ce dénouement du prochain film de Spielberg me paraît d’autant plus probable que lorsque Tintin découvre le Château de Moulinsart au début du film, il en regarde longuement le blason – représentant un poison surmonté d’une couronne – et s’exclame : « Un haddock, c’est donc bien le château de la famille des Haddock » ! Il lui reste à comprendre la signification de la seconde moitié de ce blason : la couronne. Un Haddock couronné au fronton de Moulinsart, voila bien le signe de la filiation unissant le roi Louis XIV à son « Cher et aimé François », autrement dit à son fils bâtard et secret.


[1] Cahiers Confrontations N°8, octobre 1982. Repris dans Tintin chez le psychanalyste, Paris, Aubier, 1985.
La confirmation de ce secret, en 1987, m’a permis de reprendre l’ensemble des personnages de Hergé du point de vue de leur fonction dans ce secret : Tintin et le secret d’Hergé, Ed. Hors Collection, 1993.