Paru dans Le Monde, le 22 mai 2004
Mariage, Mirage : appelons « miriage » un engagement fondé sur l’illusion. La maxime fondatrice héritée des Lumières – « Liberté, Égalité, Fraternité » – est porteuse de tensions dynamiques, tantôt asphyxiantes, tantôt fécondes. Liberté, on s’en doute, ne fait pas forcément bon ménage avec Égalité ni avec Fraternité.
Mais le conflit de valeurs ne s’arrête pas là, car Fraternité, de son côté, risque de faire glisser Égalité vers « uniformité » – c’est-à-dire vers une assimilation qui ruine des différences qu’il s’agirait plutôt de préserver sans les convertir pour autant en inégalités.
De cette façon, un conflit nécessaire, appelant des solutions créatives, peut en arriver à stériliser la pensée. Pis encore, en confondant différence et discrimination, le dévoiement de l’éthique de l’égalité peut mener à une violence infiniment plus radicale que celle qu’il entend conjurer. En effet, il n’est pires antagonismes que ceux nés de l’érosion des différences. Pour permettre le fonctionnement social, il importe de désamorcer la spirale des rivalités en maintenant, dans le corps social, à la fois de la dissymétrie et de l’égalité. Il n’est pas de défi plus fondamental pour les démocraties.
Penseur visionnaire, scrutant les conséquences sociétales à long terme de la mise en oeuvre de la doctrine de l’égalité, Alexis de Tocqueville (1805-1859) avait déjà noté que si la démocratie ne méprisait rien tant que les formes, c’est pourtant de formes qu’elle avait le plus grand besoin.
Ces considérations permettent de situer plus largement les enjeux portés par la question du « mariage homosexuel ». De façon générale, la militance homosexuelle – notamment la revendication d’un droit au mariage – participe d’une lutte pour le respect et pour le droit à la différence.
A ce titre, vu la profondeur du registre mis en cause, et compte tenu des pesanteurs du carcan culturel, cette militance ne peut être que radicale. D’autant plus qu’on ne cesse de lui opposer le leurre d’un ordre naturel des choses. Or, cet ordre, supposément réglé par la nature, est précisément ce à quoi échappe par définition l’humanité. Non point que nous échappions aux contraintes naturelles, ni que l’ordre culturel – même déguisé en exigence « naturelle » – soit forcément abusif. Simplement, créé par les humains sur le long terme avec les moyens du bord, il reste toujours précaire et comporte forcément sa part d’arbitraire et d’iniquité.
Il s’ensuit qu’à chaque fois que nous sommes tentés de remettre cet ordre en cause, il importe de discerner entre l’important et l’accessoire, le radical et le contingent, le moindre mal et le plus grand bien, la navigation et la dérive. Sans perdre de vue que le discours idéologique a coutume de justifier ses privilèges en les faisant reposer sur la fiction de quelque « absolu » (volonté de Dieu, lois de la nature, etc.).
Si la radicalité des exigences homosexuelles est légitime, cela ne veut pas dire que chacune puisse trouver réponse littérale dans la réalité. Car si l’objection au nom de la « nature » est rarement pertinente, cela n’implique pas que le tissu culturel soit totalement souple ou réparable à l’infini. Au contraire, son statut de réseau composite tissé par la seule parole et reposant sur la seule mémoire lui confère une inéluctable fragilité. Or, ce tissu est pour l’instant fortement malmené.
Il n’est, en nos parages, aucune des cinq grandes différences organisatrices de l’identité humaine qui ne se voie ébranlée : différence entre les hommes et les femmes, les épousables et les non-épousables, les enfants et les parents, les animaux et les humains, les vivants et les morts.
Aucune de ces oppositions n’est purement naturelle, aucune n’est totalement rigide. Chacune se voit modulée au fil des diversités culturelles. Leurs figures peuvent évoluer. Mais leur codage, quant à lui, demeure totalement normatif. Son échec est synonyme d’absence de société humaine. L’ignorance d’une seule de ces différences signe, pour un individu, ce qu’on appelle la « folie ». Cela pour dire que, pour l’humanité, il est des ciments culturels aussi importants que leurs soubassements naturels.
En tant qu’institution organisée par la loi, le mariage n’est pas qu’une alliance, il est également un point de repère codé servant de balise à l’ensemble du corps social. Il touche aux trois premières oppositions fondatrices que je viens d’évoquer, lesquelles se voient radicalement questionnées par la problématique du mariage homosexuel.
Ce dernier, dès lors, est tout sauf anecdotique. D’autant que sa mise en oeuvre s’intégrerait parfaitement à l’évolution générale du mariage dans notre société. Spectaculaire si l’on regarde quelques siècles en arrière, cette évolution est le fait de deux tendances étroitement liées : d’une part, la dépossession progressive par l’Etat des droits de la famille, de l’autre, la spécialisation consécutive de cette dernière dans la gestion du seul registre affectif.
La place manque pour retracer, même brièvement, une évolution cristallisée par la Révolution française, mais chacun sait (ou sent) que le mariage a changé de fonction. Certes, il continue vaille que vaille à transmettre la vie, le nom, le statut, le patrimoine. Mais la famille, dont il reste tête de pont, est de moins en moins vouée à la transmission de l’ordre social. L’Etat moderne a pris sa place, ayant fait en sorte, par exemple, que les unions de fait fonctionnent désormais comme de quasi-mariages.
C’est ainsi qu’un ordre administratif nouveau est venu suppléer au statut symboliquement déficient des enfants qu’on disait « naturels ». Progressivement, ces derniers sont devenus les enfants et « de l’amour » et de l’Etat. Par ailleurs, si le mariage est toujours connoté par la notion d’alliance, celle-ci a totalement changé de sens. Il ne s’agit plus de l’alliance entre deux familles, via l’union autorisée d’un fils et d’une fille appelés à devenir parents, mais bien plutôt de celle d’un homme et d’une femme soucieux de faire reconnaître rituellement, après-coup, un engagement essentiellement affectif.
A ce niveau, où prévalent inclinations et sentiments, l’idée d’un mariage homosexuel, pour insolite qu’elle soit, n’apparaît nullement déraisonnable. Surtout si l’on considère que les enfants, élevés par deux adultes de même sexe, méritent protection – autant que les autres – contre les aléas liés à la mort ou à la séparation de ceux qui, de fait, fonctionnent pour eux en tant que couple parental.
Néanmoins, ces considérations n’épuisent pas la question. Même vouée au seul registre affectif et de plus en plus dépossédée de l’éducation, la famille (sauf exceptions rarissimes) campe sur un roc transculturel dont l’institution appelée chez nous « mariage » reste la tête de pont. Si celui-ci, au fil de l’espace et du temps, présente des visages multiples (polygamie synchronique en Afrique, diachronique en Europe, etc.), il reste par définition l’affaire d’un homme et d’une femme – avec un degré d’évidence tel que le code civil (en Belgique comme en France) omet de l’expliciter. Il demeure aussi le lieu préférentiel de la parentalité.
Il ne s’agit nullement de pétition de principe. Toutes cultures confondues, l’alliance matrimoniale constitue un point de repère cardinal tant pour l’espace social que pour l’identité individuelle. Et il se fait que ce point de repère exclut, jusqu’à nouvel ordre, les unions homosexuelles.
Cette constatation, bien sûr, n’exclut nullement qu’on puisse innover. Rien n’empêche de réfléchir à la possibilité d’un nouvel ordre conjugal. La « nature humaine » se définissant par la culturalité plutôt que par la naturalité, il n’est pas étonnant que la culture homosexuelle féconde et interpelle à ce point la culture tout court. En ces parages, en effet, les affinités semblent s’affranchir plus qu’ailleurs des schémas piégés de la « nature ». Pour latérale qu’elle puisse apparaître, la question du statut conjugal de l’homosexualité est une question humaine par excellence. C’est bien pour cette raison qu’il ne faut pas l’aborder sur le seul plan de l’opportunité politique.
Or, que voyons-nous ? Pour satisfaire la militance gay, le législateur semble prêt à lui concéder un trompe-l’oeil qui n’est pas sans évoquer le fameux couteau sans manche dont on avait oublié la lame. On aura reconnu le projet, foncièrement leurrant, d’une officialisation des unions homosexuelles intitulée « mariage », mais privée (dans l’esprit de certains) des effets juridiques sur la filiation qui constituent une part essentielle de l’alliance matrimoniale.
Il s’agit là d’une fiction. En pratique, les couples homosexuels ainsi « mariés » n’auraient pas le droit d’adopter. On pourrait difficilement faire pire. Car, sauf à confondre paresseusement différence et discrimination, égalité avec assimilation, on ne voit pas en quoi ce lifting rhétorique – qui bouleverse en passant la définition anthropologique du mariage – serait d’un grand soutien pour la cause homosexuelle.
Il fragiliserait un peu plus, par contre, les repères déjà vacillants de notre société. Le système symbolique, qui est notre seul support, est le fruit délicat d’un long enfantement. Quel avantage à appeler « mariage » une réalité nouvelle qui échappe largement à la définition du mariage ? Pourquoi priver la précaire identité d’un de ses rares ancrages ? Quel intérêt pour les botanistes, les jardiniers, les gourmets, à appeler les pommes « poires » ou les poires « pommes », sous prétexte de faire régner l’égalité entre les fruits ?
Certes, la nomination est porteuse d’enjeux majeurs, mais pas au prix du leurre et de l’uniformisation. Appeler « mariage » une union homosexuelle reconnue brouille déjà les cartes de l’identité. Priver ce statut matrimonial de toute possibilité concernant la filiation (comme c’est le cas en Belgique) participe de la dérision. D’autant plus que les recherches concernant la parentalité homosexuelle ne montrent aucune différence significative entre les enfants de parents homosexuels et les autres.
Les unions homosexuelles méritent statut, reconnaissance, protection. Il n’y a aucune raison de leur interdire l’adoption. Les baptiser « mariage », par contre, ne ferait – en sabordant un repère essentiel – qu’ajouter à la fragilisation croissante des balises de l’identité.
Le trésor des mots, de toute façon, ne manque pas d’alternatives – tel, par exemple, le beau terme d ‘ « alliance ». La question de l’égalité dans la différence, enfin, est porteuse d’enjeux majeurs. Elle est trop importante pour qu’on n’y mette pas plus d’imagination. Des droits équivalents ne sont pas des droits identiques. Assimiler n’est pas respecter. Il n’est pire impasse pour la démocratie que de confondre mêmeté avec égalité.