[ Entretien de Viviane Chocas pour Le Figaro Madame  | 03/02/ 2015 ]

En écho à la brutalité des événements survenus à Paris, qu’avez-vous pu entendre sur le divan, depuis trois semaines  ?
Le mercredi 7 janvier, c’est une patiente qui m’annonce en fin de matinée qu’il se passe quelque chose à Charlie Hebdo . À la pause de midi, j’écoute les informations. J’apprends qu’il y a eu des morts. Dans l’après-midi, je reçois une autre patiente très inquiète, car elle connaît personnellement une femme présente à la conférence de rédaction du journal et n’arrive pas à avoir de ses nouvelles (la psychanalyste Elsa Cayat fait partie des personnes assassinées ce jour-là, NDLR). Pendant sa séance, cette patiente écarte toute interrogation personnelle, et je ne lui demande évidemment pas qui est cette femme pour elle. À ce moment-là, ça devient presque indécent, au sens ordinaire du terme, de faire son métier de psychanalyste, puisqu’il renvoie chacun à sa singularité. Dans un deuxième temps, ce n’est pas d’indécence qu’il s’agit : on réalise à quel point on est « nous » avant d’être « je ». Un collectif de l’être psychique s’invite sur le divan.

Ainsi, le « nous » s’impose devant le « je ». Pour cette patiente, pour vous, et finalement pour beaucoup d’entre nous…
Oui, parce que nous devinons que ce sont des choses qui nous tiennent à cœur et qui nous constituent qui sont attaquées. Chez certains patients, l’insécurité personnelle a pu croître jusqu’à les empêcher de venir à leur séance. « J’ai peur, je ne viens pas », j’ai pu entendre cela. Pour contrer la peur, il était néanmoins possible d’aller aussi vers quelque chose de rassurant, nos idéaux, la certitude de ce qu’il y a à défendre, une communauté, rassemblée dès le 7 janvier. Je ne suis pas un lecteur de Charlie Hebdo, ça n’a d’ailleurs aucune importance. Dès ce soir du 7 janvier s’est manifesté un immense besoin de collectif, un besoin de communion – laïque en la circonstance – pour partager quelque chose de commun : le sens de la liberté. « Personne ne peut penser à ma place, personne ne peut m’obliger à penser ce que je dois penser », disait cette foule rassemblée place de la République dès le soir de la tuerie à Charlie Hebdo. Pour beaucoup, ce besoin de collectif a effectivement pris toute la place. Pas pour tous. Pour quelques-uns, la dépression ou la détresse personnelle étaient si grandes qu’elles ne permettaient pas qu’ils soient touchés. Ce qui signifie, inversement, que pour pouvoir participer à l’élan collectif qui a suivi – à la marche du 11 janvier, en l’occurrence –, il fallait être quand même dans une sorte de sérénité relative. On a tous été frappés par la dimension sereine de la marche du 11 janvier. Cette marche n’était pas triste. Il y avait une sorte de certitude partagée autour de valeurs. Pas un mouvement de panique n’a été orchestré, ce qui est presque invraisemblable  ! Après quelques jours, sur le divan, la question personnelle a repris tout de même ses droits, cela s’est remis en place.

Trois semaines plus tard, il n’est pas question de laisser retomber cet élan autour des valeurs de liberté, semble-t-il…
Oui, et c’est un peu la surprise, pour moi. De réaliser à quel point nous sommes habités par une Histoire commune, par des idéaux communs qui nous ramènent au XVIIIe siècle, à Voltaire, Rousseau ou Montesquieu, qui passent par la Révolution française, les droits de l’homme… Tout cela peut sembler un peu banal, mais ce qui ne l’est pas du tout, c’est de s’apercevoir que cette Histoire que nous connaissons tous est vraiment la nôtre ; elle dépasse très largement nos histoires singulières. Elle n’a pas été nécessairement transmise par nos parents, plutôt par d’autres modes collectifs, l’école républicaine en premier lieu. C’est aussi le paradoxe de ce moment : il fut d’une extrême violence et il s’est révélé aussi totalement passionnant. Parce qu’il nous ramène aux racines de la « res publica » (la chose publique). Le lien social lui-même est interrogé, avec un sentiment de responsabilité fort. Et paradoxalement naît de l’espoir, dans cette marche du 11 janvier particulièrement. Même si la complexité apparaît immédiatement. La question du chômage n’a pas disparu, elle est même centrale, puisqu’elle confère une inscription sociale, tout comme le droit de vote. Passé l’espèce de moment d’unification, quelque chose se morcelle à nouveau dans la multiplication des questions posées. Mais pas ceci : les tueurs ont eu l’illusion imbécile qu’en tirant sur Charlie Hebdo ils tuaient la liberté d’expression, or ils l’ont renforcée. Si l’on peut mourir pour la liberté, elle y gagne en force. On a retrouvé le sens du mot.

Énormément de gens en France ont suivi les drames du 7 au 9 janvier reliés à leurs écrans, à leurs téléphones portables, comme s’ils étaient incapables de le faire autrement qu’en « temps réel et en mode illimité ». Pour, finalement, vivre dans quel espace-temps ?
Ce mode que vous décrivez n’est pas séparable de ce qui est, de ce qui fait la communication aujourd’hui. Mais oui, on a vécu la traque en direct. L’événement n’est plus raconté comme avant par un tiers, ne fait pas l’objet d’un récit : chacun en est le témoin. On a l’image, tous ; on est sur place, tous. L’intensité de ce moment a été renforcée, bien sûr, par le fait que nous avons été une population entière en direct avec les événements, et notamment deux assauts simultanés. Le présent a considérablement augmenté soudain. Fort heureusement, cela s’est terminé rapidement.
En contrepoint de la violence, il y a eu une extrême rapidité de la résolution. L’État s’est montré impeccable, ce qui, je crois, est d’une grande importance, parce que ça montre que quelque chose est tenu. Avec la mort des terroristes, il y a eu un soulagement qu’on ne peut pas sous-estimer, devant une solution immédiate qui n’est évidemment pas une solution en elle-même mais qui a rendu possible un certain apaisement.

Beaucoup ont évoqué aussi une grande fatigue psychique comme physique…
Il y a eu une extrême tension, et un moment d’accablement très lourd dès que le lien a été fait entre les assassinats. Avec l’exécution de juifs dans un hypermarché casher, il y a comme un collapsus, un effondrement. Plusieurs grands moments de l’Histoire se trouvent rassemblés en un seul. Cela commence par l’attaque de la liberté d’expression, de la démocratie, et vient s’y joindre un acte antisémite qui rappelle le pire génocide du XXe siècle. Il y a eu comme une condensation de trois siècles d’Histoire entre deux scènes de crime visant des cibles différentes mais faisant communiquer entre elles des choses essentielles. Et pourtant… la journée du 11 janvier, sous un ciel incroyablement bleu, n’a pas été lourde. La fiente de pigeon tombée sur l’épaule du président de la République – qui l’aurait tourné une semaine plus tôt en ridicule – était là quasiment un porte-bonheur. Le geste de Charlie. Il y avait une légèreté, cette légèreté insoutenable de l’être dont parle Kundera, où existe un triomphe de la pensée contre la menace de la bêtise à front de taureau : quand la pensée religieuse prend la forme des intégrismes, c’est la lourdeur absolue.

Après cette sorte d’arrêt sur images, ce « présent augmenté », comme vous dites, comment retrouver ensuite le flux normal du temps qui s’écoule jour après jour  ?
Nous étions en direct dans un présent maximal. Mais ce « en direct » nous ramène à Voltaire d’un côté, et de l’autre nous sommes nécessairement tournés vers l’avenir. Car ce drame pose profondément les questions de demain. Nous avancions tout de même dans une pensée politique, voire économique, à court terme. Aujourd’hui cela éclate. Ce n’est pas un plan à deux ou trois ans qu’il nous faut. C’est le paradoxe de ce présent surintense qui rouvre à la fois jusqu’au XVIIIe et sur un avenir à penser autrement. Repenser la ville, la banlieue au-delà de toute image globalisante, la question des religions, de l’immigration… On doit pour cela retrouver des temps longs.

Vouloir défendre l’humour absolument, c’est vouloir ne pas renoncer à quoi  ?
Si l’on peut parler avec humour de Dieu, si l’on peut se moquer de lui, quelque chose du commandement, de la parole divine, est mis à mal. L’humour humanise. Voltaire disait : « Dieu a créé l’homme à son image, qui le lui a bien rendu. » C’est pas mal, non  ? On le voit bien, l’humour fragilise toute solennité, toute idéalisation des choses. Car l’humour, ça veut dire quoi  ? Que l’on peut se dégager de l’autorité, faire un pas de côté. C’est un geste ou une parole d’insoumission. Même si l’on est croyant, on n’est pas soumis. Cela suppose que l’on reste un penseur libre, que l’on reste libre de sa pensée. L’esprit de Voltaire : c’est quelque chose de typiquement français qui est remonté là. Quelle symbolique extraordinaire, tout de même, qu’il nous ait fallu, le 11 janvier, emprunter le boulevard Voltaire pour faire le lien de la République à la Nation…

Un sursaut par l’éducation est réclamé par beaucoup. Est-ce une réponse adéquate ?
Oui, parce que l’école est un lieu décisif, le lieu de la formation, de la liberté de pensée, de la diversité des opinions. On y apprend que 2 et 2 ne font pas toujours 4, que c’est parfois un peu plus compliqué, qu’il n’y a pas une pensée, mais plusieurs. Il faut se donner les chances d’un enseignement exigeant, divers, intelligent, et on n’échappera pas à la question des moyens. L’école est un lieu incontournable, c’est dès l’enfance que tout se joue. Ces hommes qui ont tué ont rencontré un prédicateur, un mentor. S’ils avaient rencontré un enseignant qui les ait profondément séduits, peut-être cela aurait-il marché dans un tout autre sens. Dans nos histoires singulières, un ou des enseignants qui comptent, qui nous séduisent, qui nous font aimer telle ou telle matière, nous savons combien c’est important, combien cela initie à la pensée.