Paru dans Le Monde, le 25 septembre 2005
Le Livre noir de la psychanalyse ? Un déchaînement d’invectives et d’accusations grotesques, enchâssées dans des études érudites anciennes, encore une fois recyclées, que ponctuent, enfin, des invitations au “dialogue” tantôt patelines, tantôt sarcastiques.

Puisque tout est fait, là, pour discréditer, a priori comme imbécile ou escroc, le malheureux qui s’y engagerait. Je me réjouis, en revanche, d’observer dans les réactions de nombreux lecteurs qui découvrent ce qui fait, depuis quinze ans, mon ordinaire d’historien de la médecine mentale, de philosophe et de psychanalyste, une perplexité qui vire à la méfiance devant un pareil flot de haine ­ sentiment assumé par plusieurs contributeurs, et qui sert de glu pour faire un “tout” d’alliances de circonstances et de thèses contradictoires.
Que doit être la psychanalyse pour susciter de telles réactions ?, se demandent quelques-uns, un brin critiques. Ne dirait-elle pas, du coup, quelque chose qui gêne ? Un autre facteur s’y conjugue, qui inciterait certains lecteurs (pas tous) à regarder d’un meilleur oeil la psychanalyse à cause des outrances du Livre noir .

 

Car, contrairement aux affirmations de nos sociologues amateurs, la fréquentation du divan n’est plus, depuis longtemps, l’effet de la fascination culturelle (sauf chez les étudiants en psychologie). Elle résulte du bouche-à-oreille entre gens qui en ont profité, et de longs parcours antérieurs qui incluent désormais aussi les thérapies cognitivo-comportementales, parfois des hospitalisations, souvent des psychotropes, mais qui ne leur ont pas apporté satisfaction. L’idée, juste, qu’une psychanalyse est plus longue, plus coûteuse, mais aussi plus “profonde” (quelque sens que l’on donne à ce terme) que ce que les patients ont déjà essayé n’est donc pas près de se dissoudre sous les crachats de ceux qui ont décidé de se poser en concurrents sur le grand marché émergent de la santé mentale.

 

Or il est vrai qu’une cure apprend à regarder ses symptômes d’une façon différente, ce qui paraît, aux yeux de nos auteurs, le comble de l’imposture. La rage impuissante qui s’étale dans ce livre m’a donc bien fait rire. Quoi ! On a beau répéter que les gens sont victimes de la suggestion, complices d’une ineptie scientifique, aux effets parfois mortels, et ils s’allongent encore ? On n’a sûrement pas aboyé assez fort…

 

Quatre remarques. Le Livre noir , qui vante à chaque pas les mérites de la science et de la positivité, se fabrique une psychanalyse imaginaire. Il est cocasse de voir tel auteur se lamenter du prestige scandaleux et de l’empire diabolique des freudiens sur le monde pour, quelques pages plus loin, découvrir, chez tel autre, l’ampleur de son recul partout où on le mesure. J’y vois un règlement de comptes, remâchant les humiliations subies par les non-freudiens des années 1970, qui trouve, trente ans trop tard, son conduit culturel d’évacuation.

 

Car, affaire d’âge, je n’ai jamais même pu adhérer au mythe de Freud modèle d’honnêteté scientifique désintéressée (Freud, je le préfère de loin en “conquistador”, c’est son mot !). Et qui, de ma génération, verrait autre chose dans ses procédés douteux qu’une question personnelle, à lui adressée, sur les effets des relations dans lesquelles il s’engage avec ses patients ? C’est d’autant plus ­ je le dis simplement ­ une raison pour que l’analyste soit analysé.

 

La contradiction mutuelle de ces attaques rend toute réponse globale impossible (c’est pourquoi seule la haine les rassemble). Il est loufoque de défendre les thérapies cognitivo-comportementales en compagnie de Mikkel Borch-Jacobsen : ses “réfutations” de Freud, transposées aux preuves de l’efficacité des thérapies cognitives et comportementales (TCC), auraient un effet dévastateur. Livre en main, que chacun s’amuse à appliquer sa critique des témoignages des patients de Freud… à ceux du psychiatre Jean Cottraux. Et j’en passe.

 

Ensuite, les conditions du débat n’existent pas, pour une raison logique. Popper avait caractérisé avec humour l’arme absolue des freudiens contre la critique : si vous êtes en désaccord (avec Freud ou avec l’interprétation d’un analyste), c’est que vous “résistez” , et c’est l’indice d’un “refoulement” .

 

Ainsi, quoi que vous fassiez, vous restez dans le schéma freudien. Pire : vos résistances le confirment. On a désormais le symétrique inverse de l’idée de Popper. Etant désormais “acquis” que la psychanalyse est une imposture, contester cette prémisse prouve soit votre bêtise, soit votre incapacité symptomatique à renoncer à vos croyances. Tout contre-argument confirme votre mauvaise foi. Et l’idée même d’en débattre suscite commisération souriante ou soupçon de fraude. Le Livre noir empile les exemples de ce sophisme retourné : tout serait suggestion, ou conditionnement (on ne croit à l’oedipe que parce que le psychanalyste vous en parle et que la culture ambiante, c’est sûr, en consolide l’autorité). Hélas, il n’y a aucun critère qui permette de s’assurer qu’on n’est pas suggestionné, ou conditionné, en un sens si général. Par exemple, cher lecteur, ce que tu lis en ce moment n’est pas un argument, c’est une suggestion insidieuse, un essai de te conditionner !

 

Comment prouver que ce n’est pas le cas ? Si tu es d’accord avec moi, c’est par complaisance ­ tandis que si tu approuves Le Livre noir , tu as recouvré la raison, tu as guéri de la psychanalyse. Je soupçonne d’ailleurs que ce futile jeu de miroirs, auquel se cramponnent, ici, tant d’auteurs, trahit leur fascination blessée pour ce qu’ils n’ont jamais pu dépasser, et qui les ronge. Voyez mon sans-gêne…

 

Enfin, je m’inquiète de l’escroquerie qui consiste à ne jamais mentionner les réponses et contre-objections apportées, de longue date, à certaines imputations anti-freudiennes. Que veut-on faire croire ? Que nul n’a jamais été capable de les fournir ? C’est absolument faux, et d’autant plus choquant qu’on se drape dans la toge de la rationalité épistémologique ou de la critique des sources. Mais l’idée qu’il pourrait y avoir même un commencement de raison dans la psychanalyse est insupportable : Dieu sait où ce commencement nous entraînerait ! Voilons donc cet embarras d’un silence épais.

 

La psychanalyse, par conséquent, est bien encore à l’honneur : il est drôle de voir les contributeurs tenter, chacun, de la coincer dans ses catégories et lui reprocher de ne pas avoir la décence de s’y loger. C’est de la science (fausse), ou de la philosophie (sans effet médical objectif), ou de la religion (sans Dieu), ou de la littérature (détestable), mais jamais la psychanalyse n’est… la psychanalyse. Pour quelqu’un qui s’y est intéressé justement pour cette raison, l’ironie est parfaite.

 

Pierre-Henri Castel est psychanalyste et membre de l’Association lacanienne internationale.