Paru dans Le Monde, le  06 janvier 2006
L’image que les médias renvoient de la psychanalyse française ne correspond en aucune manière à sa réalité.

En fait, ce tableau est le résultat des efforts d’un groupe de pression qui exerce une véritable censure et propage une conception faussée de l’état de cette discipline. A la faveur d’une polémique récente, on a vu naître un mythe, la psychanalyse française, qu’on attaquait globalement. Je soutiens que la psychanalyse française est une entité inexistante ou falsifiée. Il y a en France des groupes psychanalytiques nombreux, divisés, et même parfois opposés, sur beaucoup de questions importantes. Toute prétendue unité est un amalgame douteux.
Les « millériens », lacaniens regroupés autour de Jacques-Alain Miller, appellent de leurs voeux un rassemblement qui les réadmettrait dans le giron familial. Depuis quelques années existe un groupe de contact réunissant des représentants de diverses sociétés psychanalytiques françaises, dont même certains groupes lacaniens non millériens font partie, mais les millériens n’en sont pas.
L’amalgame récent a consisté à confondre psychanalyse française avec psychanalystes lacano-millériens et à entériner la désignation de J.-A. Miller comme le chef de tous les psychanalystes. On prétend donc, depuis, que les lacaniens sont les seuls psychanalystes français qui survivent à un naufrage général. Les autres ? A la trappe. S’il en est ainsi, on ne comprend guère pourquoi Miller et ses collègues font tant d’efforts pour séduire et investir les bastions internationaux qui ne veulent pas d’eux.
Que les psychanalystes étrangers aient pris conscience de l’oeuvre de Lacan en le lisant tardivement et en lui faisant sa place parmi les grands auteurs contemporains, soit. C’est ce que j’ai fait moi-même dès 1955. Mais jamais la pratique lacanienne n’a été acceptée hors des sociétés lacaniennes. Une telle technique, qui ignore les problèmes de cadre (constantes de la pratique), qui laisse au psychanalyste un arbitraire insupportable (pratique de la scansion et des séances courtes), l’amenant à imposer au patient un mutisme systématique, à interrompre brutalement la séance sans prendre en considération son degré de régression, sa souffrance, et son analysabilité, parfois à lui faire violence au sens propre, est toujours considérée par les autres psychanalystes comme inacceptable. Certains n’ont pas hésité à la qualifier d’escroquerie.
Il existe en France au moins cinq sociétés de psychanalyse qui ont en commun de soumettre leurs membres à une formation non laxiste, optant pour des procédures d’habilitation à la fois rigoureuses et ouvertes à la critique et au changement, tout en laissant à la communication scientifique la plus grande liberté. Il leur arrive de traverser des périodes orageuses qui n’ont rien à voir avec les idées de Lacan. Elles ne sont guère prêtes à se ranger aux règles d’airain de la technique lacanienne, ni à reconnaître le moins du monde l’autorité de Miller.
Celui-ci paraît plus doué pour le militantisme et l’agitation politique que pour la psychanalyse. Le lacanisme millérien n’admet ni l’existence d’autres penseurs importants de la psychanalyse, tels Winnicott et Bion à l’étranger ni rien d’autre de ce qui se passe en France. Bouvet a pourtant construit les bases d’une clinique psychanalytique nouvelle. Grunberger a édifié une théorie originale du narcissisme. Pasche s’est efforcé d’enrichir la clinique des psychoses. Viderman a créé la notion d’espace analytique. Marty a fondé l’Ecole psychosomatique de Paris, internationalement reconnue, Fain et Braunshweig ont élaboré des concepts nouveaux (censure de l’amante), Diatkine a théorisé la psychanalyse précoce. Citons encore Mc Dougall, Chasseguet-Smirgel, Neyraut, de M’Uzan, David, Roussillon, Donnet, C. et S. Botella, tous auteurs d’ouvrages devenus des classiques. Anzieu, Aulagnier, Fedida, Laplanche, Pontalis et Rosolato, Widlöcher, Kahn, Rolland, pour ne citer qu’eux, développent une pensée le plus souvent en rupture avec celle de Lacan. J’en oublie certainement beaucoup. On attend encore la première oeuvre de psychanalyse de J.-A. Miller, qui édite, non sans contestation, les Séminaires de Lacan. Aucun travail clinique capable d’éveiller la curiosité des autres psychanalystes n’émerge du mouvement qu’il anime.
Lacan, en revanche, est enseigné dans toutes les institutions psychanalytiques qui, elles, ne pratiquent aucun ostracisme. Les institutions milléro-lacaniennes ne connaissent que les auteurs maison. En fait, ce déni systématique de l’intérêt des oeuvres des autres exerce une véritable censure intellectuelle. Si quelqu’un a pu ajouter quelque chose à la théorie et dont Lacan n’a pas parlé, cela n’existe pas. Aucune référence à l’expérience des autres ne vaut contre l’omniscience de Jacques Lacan.
Les cinq sociétés que j’ai citées entretiennent des rapports cordiaux et courtois d’intérêt réciproque. Au colloque de l’Unesco que j’ai organisé en 2001 sur le travail psychanalytique, les membres de la Société psychanalytique de Paris ont dialogué de façon très riche avec ceux de l’Association psychanalytique de France, du Quatrième Groupe et même de la Société de psychanalyse freudienne (lacaniens non millériens). Cette manifestation, que certains ont qualifiée d’historique par les échanges qui s’y sont déroulés, n’a donné lieu à aucun compte rendu dans la presse. En revanche, quand Jacques-Alain Miller rassemble ses troupes à la Mutualité, tous les médias font écho à cette manifestation de propagande tapageuse et d’autodéfense corporatiste de psychothérapeutes autoproclamés. Il réunit autour de lui Philippe Sollers, Jean-Claude Milner, Bernard-Henri Lévy, vedettes ovationnées par le public, qui pourtant ne se posent pas la moindre question sur leur qualification à se prononcer sur le problème. Au fond, il suffit de passer pour un « sujet supposé savoir » (Lacan), pour susciter le transfert. Mais, pour Freud, le transfert ne devait pas entretenir une illusion de toute- puissance qui nous ferait revenir à l’hypnose.
Les opposants à toute qualification en psychothérapie confondent indistinctement ceux qui ont simplement besoin de « parler » et qui peuvent s’adresser à qui veut bien leur prêter son oreille ou les recruter sur petites annonces le cas échéant, et ceux dont la psychothérapie est le traitement qui nécessite des soins qualifiés, dispensés par ceux dont il est indispensable de s’assurer qu’ils ont bien été formés à cette pratique. Et si l’on mettait à l’épreuve ces écouteurs autoproclamés ? On se rendrait coupable d’attitude liberticide. On a toute liberté de tuer autrui sans devoir faire les preuves de ne pas être un tueur soi-même. On objectera que je médicalise la demande. Il ne s’agit en fait nullement du rapport au médecin mais au psychanalyste. Thérapeute. Confier aveuglément sa vie psychique relève du comportement d’un adepte de secte. Selon un dicton bien connu, on peut tromper une partie des gens tout le temps, ou tous les gens une partie du temps, on ne peut pas tromper tous les gens tout le temps. Il est temps de s’informer pour voir plus clair.