Visiteur: (…) Oui j’ai des questions: Pourquoi la psychanalyse fait mal?

Squiggle: Je ne suis pas certain de comprendre votre question. Que voulez-vous dire par “fait mal”?

Visiteur: Je veux dire “est douloureuse” par exemple, ou “fait souffrir”. On dit parfois “il faut souffrir pour être beau”, ça sonne comme une évidence. Avec la psychanalyse aussi, on peut être plus soi-même, être plus libre, être plus “beau”, mais il faut traverser des grandes aires de souffrance. Et bien sûr ça a l’air normal, “il faut relire la page pour pouvoir la tourner”, “on ne digère que ce qu’on a gouté”, etc… c’est du savoir populaire, mais pourquoi en est-il ainsi? pourquoi faut-il souffrir pour être beau? pourquoi la psychanalyse doit-elle faire mal?
Je conviens que ma question est peut être un peu naïve, mais c’est une vraie question pourtant.

Une psychanalyse, pourquoi ça fait mal ?    par Luc Dethier

Pour tenter de répondre à cette question, il me semble qu’il faille revenir à la situation de départ, c’est-à-dire celle qui pousse quelqu’un à venir voir un analyste. Les motivations d’une telle démarche sont sans nul doute nombreuses, et sont de toute façon à entendre au cas par cas. Mais dans l’optique générale envisagée ici, on pourrait dire la chose suivante : on va voir un analyste quand on ne peut plus vivre. Quand on ne peut plus vivre avec la solution que l’on avait trouvée, enfant, pour répondre aux questions que l’on se posait dans le monde adulte qui nous avait accueilli. D’autant que ces questions, il faut bien le dire aussi, relayaient bien souvent les questions que ces adultes se posaient à eux-mêmes tout en les colmatant à leur manière dans une belle assurance (ne fût-ce que pour éviter à leur enfant d’avoir à les questionner). Cette disparité entre l’enfant et le monde adulte fait en sorte que des questions parfois simples pour ce dernier sont des messages énigmatiques pour le premier. Il peut dès lors répondre sans comprendre ce qu’on lui veut. Et, dans ce tâtonnement, trouver les réponses qui satisferont ce qu’on attend de lui. Il se crée dès lors un monde que l’on peut appeler « fantasmatique inconscient », un monde de savoir en souffrance (au double sens : son savoir qu’il souffre est lui-même en souffrance comme une lettre qui n’arrive pas à destination, reste en attente de destinataire) que sa réponse élude pour « tout faire baigner ». Une excellente illustration de ce monde fantasmatique-là se trouve dans le film « The Truman Show » où l’on voit en effet monsieur Truman (joué par Jim Carey) évoluer dans un monde quasi merveilleux mais qui n’est en fait qu’un immense show de télé-réalité dont il est le seul ignorant (tous les autres protagonistes sont des acteurs). Il vit donc dans un monde bien réel mais dont il ne détient pas le « code » de l’énigme (la différence avec notre enfance est, entre autres, que les adultes n’ont pas non plus ce « code »). Et c’est lors d’un « bête accroc » qu’il se rend compte que tout ça ne tient plus, qu’il joue dans un scénario et un décor de carton-pâte. On pourrait dire que c’est à ce moment qu’il s’agirait pour lui d’aller voir un psychanalyste pour redéployer ses questions et sa liberté d’y répondre. Autrement dit c’est quand sa solution de compromis est mise à mal qu’elle lui apparaît comme un symptôme qui bride sa liberté. Il vient en quelque sorte avec une réponse qui jusque là pansait une blessure qui n’était peut-être même pas la sienne. On peut déjà comprendre sa désillusion, et la souffrance qu’elle engendre, quand subitement son interprétation du monde n’est plus à même de soutenir son existence : tout à coup, par exemple, rater son deuxième service au tennis devient déjà l’indice non seulement que quelque chose ne va plus, mais que rien ne va plus. Et si la réponse est déjà la souffrance, que dire de la question absente ! C’est donc là une première souffrance inhérente à la mise en situation analytique. Par où est d’ailleurs spécifiée cette dernière comme espace de liberté et de temps pour en quelque sorte réarroser, réensemencer aussi le champ en friche de notre vie et faire tout pousser, même ce qu’on avait pris pour de mauvaises herbes…

Une deuxième souffrance de la cure analytique résulte des modalités mêmes de ce réarpentage des questions via la parole elle-même selon deux vecteurs. D’une part en effet le patient se découvre avoir idéalisé sa vie. Et convié à retomber les pieds sur terre (non seulement parce qu’il avait rêvé sa vie et son monde, mais aussi parce qu’il avait pour ainsi dire magnifié sa souffrance en sacrifice au fond toujours silencieux), l’expérience de la cure revient alors en partie à relativiser « très durement » cette souffrance apparemment sensée par son offrande en « misère banale » : et ce rabattement peut déjà faire très mal. D’autre part aussi cette expérience centrée sur la parole est en effet déjà en soi « castratrice » car on a beau dire et dire encore, il n’empêche : les actions et les satisfactions ne s’ensuivent pas toujours à notre gré dans notre vie – la dite « castration » (à ne prendre qu’au sens symbolique), qui revient à dire élémentairement qu’entre le mot et la chose il y a un gouffre non comblable, invitant dès lors à se découvrir marqué d’une radicale incomplétude, d’un « ça ne colle pas » indépassable là où justement on avait toujours tenté de faire coller…Il va de soi que les psychanalystes n’ont dès lors pas à en « rajouter » sur la difficulté de la cure, à frustrer/castrer sans cesse (et dans un arbitraire aussi intraitable que celui de la langue qu’ils mimeraient) comme pour bien faire sentir ce qu’il en serait de la dure réalité des choses, i.e. des mots, au risque somme toute plus fréquent qu’on ne veut bien le dire, de retraumatiser le patient – comme à l’envers du sens qui a leurré le patient, se poser en détenteur de l’insensé reconduit cependant à une autre forme d’assujettissement qui, loin de n’être que celui de tout homme à la langue (le fameux « assujettissement au signifiant »), se fait plutôt reconnaître comme assujettissement au maître le sachant. Par où, et sans plus d’échappatoire cette fois, la volonté d’arbitraire « castrateur » vient faire se coller une théorisation et une pratique, la pratique se parant des atours justificateurs de la théorie, au nom de la vérité, quitte à ne plus consister que dans un sado-masochisme…

Mais il existe à mon sens une autre forme de souffrance dans la cure, plus « fondamentale ». Si on se replace dans la situation infantile de départ, on peut conceptualiser celle-ci en termes d’anesthésie globale, spécifiée comme insonorisation. Je veux dire par là qu’il arrive toujours qu’à l’affleurement d’une souffrance psychique – qui pour moi inclut toujours la marche du corps dans sa totalité : l’inconscient n’est pas tant « dans la tête » que dans les pieds, c’est lui qui fait marcher, et boiter…- c’est seulement l’entente (ou au contraire l’insonorisation) de celle-ci par un autre – le parent, le proche – qui permet à l’enfant de se sentir souffrant (ou non). Sans ce renvoi plus que spéculaire (car l’autre est à ce titre un interprétant), eh bien tout simplement l’enfant, en quelque sorte, ne souffre pas de souffrir, il ne ressent pas la douleur si celle-ci n’est pas « existée » par un autre qui la « titre ». C’est la présence de cet autre qui est constitutive de la possibilité même de (se) sentir au point que, pour reprendre un exemple de Dolto, une brûlure au deuxième degré peut ne provoquer, chez un enfant à l’environnement affectif dévasté, qu’un vague sourire qu’on peut, au sens fort de ce terme, appeler désaffecté. L’affect de tout petit d’homme c’est d’être, en tous les sens, affecté de l’autre, en l’autre. Dans la cure dès lors ce qui fait mal c’est certes le souvenir des souffrances passées, mais également le fait que l’analyste lui-même, du seul fait de sa position d’entendant, crée la souffrance et est indissolublement bourreau et salvateur. Une parole bienveillante est alors au moins aussi douloureuse qu’un verdict tranchant (et pas seulement par effet de contraste). Il me semble que cette dimension d’affect constituant est de loin plus opérante et plus redoutable (et ceci parce que cela) que la dimension « signifiante », cette dernière n’étant « parlante » que dans celle-là. La cure à ce titre est créatrice de souffrances qui n’ont pas eu lieu, n’ont pas eu de lieu pour se passer – et dès lors passer. Une cure fait donc mal parce qu’elle remet en contact avec le plus vif de l’existence assourdi depuis des années, mais surtout parce qu’elle le crée. Elle est donc un travail (qui fait mal par le temps, l’argent, le calme plat ou les tempêtes du voyage) mais surtout un travail douloureux comme celui de toute création. S’il n’y avait cette dimension de nouveauté inouïe, ce serait pur ressassement.

Louvain-la-Neuve, le 25 juin 2006.