Ils ou elles ne sont pas malades au sens organique du terme. Pas de fièvre, pas de sang, pas de douleurs physiques. Enfin pas toujours. Les examens réclamés par le médecin généraliste, puis par le spécialiste consulté sur recommandation du premier, se sont révélés négatifs. En apparence donc, tout va bien. Mais au fond, ils ou elles sentent bien que  « ça ne va pas ». Ils ou elles éprouvent par exemple d’étranges sensations de mal-être, des crises d’angoisses sans explication, des paniques sans motif apparent. Ils dorment mal ou font d’horribles cauchemars. Elles hésitent sans cesse pour accomplir les actes les plus insignifiants ou restent des heures plongées dans des abîmes de perplexité. Ils ou elles se déclarent notoirement « peu satisfaits » par leur vie sexuelle. Ils ou elles se disent en outre « victimes » d’emportements aussi intempestifs qu’inexplicables avec leur entourage proche. Des ratages incontrôlés dans leurs relations professionnelles ou privées empoisonnent leur vie au quotidien. Alors, pourquoi pas une psychanalyse ?

Présentée par Sigmund Freud comme une méthode – la seule selon lui – d’investigation et de traitement des processus psychiques, la psychanalyse a évolué au fil d’une pratique de plus d’un siècle sous l’influence parfois turbulente des « enfants terribles » du père fondateur. Et pourtant sa finalité demeure identique : ne plus être agi par son inconscient. En clair : que le « moi » redevienne « maître dans sa maison ». Des milliers de femmes ou d’hommes croient prendre en toute indépendance une décision pour un travail ou se persuadent d’effectuer en toute autonomie le choix d’un partenaire pour la vie. En fait, ils ou elles ne font que reproduire au fil de leur vie, des épisodes souvent dramatiques de leur enfance. Et en souffrent. La souffrance invisible et pourtant ressentie les conduit sur le divan.

La séance reste le cœur en fusion de l’analyse. Fusion est bien le mot tant de choses se bousculent et s’entrechoquent devant le minuscule portillon de la parole. La séance vise à se raconter sous l’écoute d’un autre pour devenir un sujet, un individu libre et indépendant et se forger cette « identité narrative » si chère au philosophe français Paul Ricoeur. Mettre des mots sur des blancs douloureux de son histoire et pas seulement retrouver, tel un fin limier, des souvenirs enfouis. Les propos du patient, éprouvés par l’analyste au fond de lui-même, lui permettent d’interpréter mais aussi de formuler une construction pour combler le chaînon manquant comme dans la réalisation d’un puzzle. N’oublions pas de mentionner la place essentielle du rêve dont l’interprétation constitue la voie royale d’accès à l’inconscient. En débordant son récit du rêve, par addition ou par soustraction, par des commentaires associés librement, le patient livre ainsi à son psychanalyste de précieuses indications.

Si on parle de patient ou d’analysant, c’est justement pour éviter la connotation organiciste – un corps réduit aux seules fonctions des organes qui le composent –  et médicale stricto sensu même si parfois le corps soutient le symptôme par une somatisation.

Comment s’y retrouver dans les différentes approches proposées ? Contrairement aux autres psychothérapies, notamment cognitivo-comportementales, la demande formulée par le patient n’entraîne pas une « focalisation » du traitement sur une question précise. Elle l’engage plutôt dans un cheminement au gré de son inconscient. Un ballottement comme celui qui chahute un modeste « pointu » de pêcheur dans une Méditerranée déchaînée. Aucun schéma préalable ne doit venir enserrer la dynamique analytique. Cette neutralité de l’analyse compensée par celle, « bienveillante », de l’analyste, ne correspond pas seulement aux nécessités de la technique. Il existe entre psychanalyse et psychothérapie un fossé d’ordre éthique. L’intervention du psychothérapeute destinée à agir activement sur la manifestation extérieure du symptôme du patient et pas toujours sur sa cause profonde, vise à le réintégrer au mieux de ce que le praticien croit ou devine être les intérêts de ce dernier dans un monde politique et social donné. Elle a certes sa valeur. Mais elle comporte le risque d’enkyster le symptôme. Et d’apporter une caution aux buts poursuivis par la société dans lequel ce symptôme s’origine. A travers son attachement primordial à la séance, le psychanalyste limite – soyons modeste – les risques de toute interférence sur la liberté d’advenir du sujet. Cette exigence du travail de l’analyste accroît d’autant la possibilité de susciter de légitimes questionnements sur les fondements politiques d’une société et de nourrir les dynamiques à même d’en favoriser les nécessaires évolutions. Ce n’est pas sans raison que les dictatures, idéologiques ou religieuses, rejettent a priori l’exercice de la psychanalyse sur leur territoire.

Parmi les éléments qui ont connu des évolutions significatives depuis un siècle, figurent la question de la durée et celle des prix.  Aujourd’hui les nouvelles écoles psychanalytiques pratiquent volontiers des « tranches » modulables de deux à trois ans. Elles n’hésitent pas à conseiller à leur patient de changer d’analyste au bout d’une certaine période, histoire de les inviter à éclairer différemment leur psyché. Reste l’épineuse question des prix. Le montant d’une séance doit conjoindre deux exigences : ne pas ruiner le patient mais le contraindre dans son budget à tenir compte de la charge hebdomadaire des séances. Quoiqu’il en soit, tout travail analytique engagé sérieusement un jour ou l’autre, se poursuit pendant de nombreuses années, avec ou sans l’analyste. Et ce serait comme le suggère Flaubert par ailleurs, une « ineptie » de vouloir en prendre tout ou partie pour une « conclusion ».

Nice, le 18 août 2006