Au Moyen Âge, beaucoup de personnes prétendirent « voir » des revenants « avec leurs yeux » de la même façon qu’ils voyaient leurs proches vivants. Cette conviction était totalement inacceptable pour l’Église catholique pour laquelle il n’y a de réincarnation des morts que le jour du jugement dernier. Comment concilier alors le dogme avec l’expérience racontée par tant de fidèles d’avoir vu, « de leurs yeux vus », des revenants ?

L’ingéniosité fut à la hauteur du problème posé. Les théologiens déclarèrent que les revenants existaient bien, mais qu’ils ne pouvaient pas être vus avec les yeux de chair au même titre que les vivants puisqu’ils n’existaient pas dans un corps réel. Ils étaient donc vus – car cela, on ne pouvait pas le contester – avec les yeux de l’âme. Autrement dit, les revenants n’étaient ni des images du monde du dedans confondues avec la réalité – ce que nous appellerions aujourd’hui des hallucinations –, ni des images formées dans la conscience à partir de la perception d’un objet simplement visible. Il y fallait la médiation d’une machine dont le Moyen Âge a fait grand cas : l’âme.

Aujourd’hui, nous ne croyons plus guère que les disparus sortent des cimetières dans leur habit du dimanche, mais nous ne sommes pas choqués de les rencontrer dans ces territoires de nulle part que sont les espaces virtuels. Et la comparaison avec les revenants du Moyen Âge ne s’arrête pas là. Dans les deux cas, nous désirons les voir, mais dans les deux cas aussi, cette vision nous trouble autantqu’elle nous satisfait. J’imagine que c’est parce que, dans les deux cas, nous ne savons pas très bien quelle part nous avons pris à cette présence. Les voyons-nous parce qu’ils sont « devant nous » – tout au moins leur effigie – ou parce qu’ils sont « en nous » ? Cette grand-mère si chère qui me manque tant, cet aïeul qui semblait occuper si souvent les pensées de l’un de mes parents, sont-ils soudain devant moi parce que mon ordinateur aurait le pouvoir de les convoquer, ou bien est-ce une illusion de mon désir ? La réponse rationnelle est évidemment la seconde, mais les mondes virtuels ont-ils été inventés pour engendrer du rationnel ?