Impalpable, jusqu’à ce qu’elle se déclenche, la dépression cache derrière son “manque de pression” des vécus difficiles, des déceptions non tolérées…

De récentes études (de l’université de Hull par exemple) remettent en question l’efficacité de certains antidépresseurs. Il me semble utile de partager quelques réflexions sur la dépression, telle que les cliniciens la rencontrent dans leur pratique quotidienne, et sur le sens qu’elle véhicule.
Le tableau : une suspension de l’intérêt pour le monde extérieur, la perte de la capacité d’aimer, l’inhibition de l’activité et la diminution du sentiment d’estime de soi qui peut aller jusqu’aux autoreproches. De surcroît, le sujet se sent abandonné, isolé dans sa “maladie”.
Sigmund Freud a décrit ces phénomènes avec beaucoup de finesse au début du siècle dernier. Or il a surtout mis en exergue que l’être humain – atteint de la dépression – en a des bonnes raisons. Le plus souvent, la dépression est la suite d’événements dans la vie de quelqu’un qu’il n’a pas pu intégrer, digérer, métaboliser, symboliser.
Les patients imputent souvent leur dépression à un simple événement : perte d’un emploi, difficulté conjugale ou deuil d’un être cher. C’est oublier que la dépression est une lente accumulation, impalpable, jusqu’au jour où un fait la déclenche comme la goutte d’eau fait déborder le vase. Une fois déclenchée, elle cache derrière son “manque de pression” (dé-pression) des multiples vécus difficiles, des représentations complexes – souvent inconscientes -, des désirs ensevelis, des déceptions non tolérées.
Traiter ce qui se fait jour en forme de “vide dépressif” avec des médicaments peut parfois suffire à remettre la vie psychique au travail, et ceci peu importe s’il s’agit d’un antidépresseur “véritable” ou d’un placebo. Pourquoi ? La personne qui demande de l’aide à un professionnel peut déjà retirer un grand bénéfice à être écoutée et prise au sérieux dans sa souffrance. Si cela se double d’une certaine confiance dans le praticien, cela suffit parfois à amorcer un changement. Le médicament peut contribuer à ce que s’installe cette confiance et la personne retrouve des ressources en soi pour faire face au quotidien et d’avoir des relations plus investies avec son entourage.
Mais quelle que soit l'”efficacité” de l’effet médicament, il suffit rarement à “guérir”. Car l’origine de la dépression est à chercher sur “une autre scène”, dans le théâtre de l’inconscient. C’est là que se jouent des conflits parfois si puissants qu’ils “gèlent” toute possibilité du sujet de trouver des solutions tout seul. Ces conflits sont souvent inaccessibles à la conscience sans une mise au travail du psychisme dans le cadre de la psychothérapie. Les faire apparaître est un remède puissant contre le sourd grognement de la dépression. Grâce à une parole librement déployée, l’individu en souffrance peut accéder à une plus grande souplesse dans sa pensée et son imagination, jouer avec les possibles dans un cadre sécurisant, sans crainte d’être jugé. Il trouve dans une psychothérapie ou une psychanalyse un espace bien à lui pour parcourir à son rythme toutes les périodes de sa vie et laisser émerger les sentiments, les désirs et les aspirations jusque-là tenus en lisière.
Au patient, devenant davantage sujet de son histoire et n’étant plus seul objet de sa maladie, à faire alors le tri entre les espoirs auxquels il veut donner une forme acceptable et ceux auxquels il devra éventuellement renoncer.
Nous vivons tous, avec plus ou moins d’intensité, dans l’illusion que le bonheur et le succès sont à notre portée. Nous sommes parfois convaincus que tristesse, fatigue, désespoir, échec pourraient être chassés de notre horizon. C’est un leurre. Le message de Freud qui était que nous sommes, souvent à notre insu, des êtres déchirés par nos aspirations internes contradictoires est loin d’être passé. Il a des beaux jours devant lui.

 

Bruxelles, mars 2008.

Ce texte est initialement paru dans LLB le 4 mars 2008