Crise de la société et mariage homosexuel ?

Réflexion éthique

Devant le déferlement de slogans, de niaiseries, de foules, face au manque de réflexion suscitée dans les médias, il m’a semblé qu’il fallait prendre le temps de réfléchir et tenter d’éclairer la question à la lumière de la philosophie et des sciences humaines. Quant aux politiques, ils sont toujours un peu coincés dans leur idéologie à court terme. C’est dommage. Ils pourraient alimenter la réflexion aussi, parce que c’est réellement une question politique, dans le sens de l’organisation de la cité.

La société est-elle menacée par le mariage homosexuel ? Est-ce la fin de la morale ? Les enfants sont-ils en danger ? Est-ce la fin d’un monde ? (ce qui n’est pas la même chose que la fin du monde) La résistance au mariage pour tous est-elle un dérivé de l’homophobie ?

Je clarifie immédiatement la position d’où je parle : ce n’est pas en tant que psychanalyste. Nous n’avons pas de savoir là-dessus. La clinique psychanalytique, qui est notre laboratoire à partir duquel nous bricolons du savoir qui concerne l’humain, ne nous permet pas de répondre à la question : « est-il souhaitable ou pas que des couples homosexuels puissent se marier, comme les couples hétérosexuels ? Est-il souhaitable ou pas que ces couples homosexuels puissent devenir légalement parents, avec tout ce que cela comporte comme effets sur la filiation et le droit ? » Je partage l’avis de Jacques-Alain Miller : on n’a pas à instrumentaliser le savoir  psychanalytique à des fins apologétiques pour cautionner l’une ou l’autre thèse concernant ces questions.[1] Au fil du temps la psychanalyse s’est écartée de toute normativité. Il n’y a que la nostalgie de certains premiers temps de découvertes, d’ostracisme, d’aveuglement et de combat pour renouer avec ces positions largement dépassées, quand la morale venait au secours d’une pensée défaillante.

Néanmoins, étant donné qu’il n’y a pas de fait clinique spontané (les faits cliniques sont toujours saisis par un filet préalable, corpus provisoire de savoir construit) nous avons théorisé la clinique à partir des œuvres freudiennes, lacaniennes, et autres, en se confrontant aux différents savoir construits sur l’homme, espérant permettre que le savoir de l’inconscient puisse émerger de façon singulière. Le psychanalyste a donc côtoyé un certain nombre de questions fondamentales en sciences humaines en dialoguant avec les linguistes, les juristes, les sociologues, les psychologues, les anthropologues, les philosophes… Il a donc aperçu certains invariants anthropologiques auxquels sa pratique l’a amené et qui sont discutés par les sciences humaines. C’est à ce titre qu’il peut réfléchir, avec les autres, à ces questions importantes du mariage, de la sexualité, de la filiation et du droit. Et ce n’est pas parce certaines de ses découvertes ont passé la rampe et peuvent servir, à son insu, de référence morale qu’il n’a rien à dire, au contraire. Mais il ne fait pas autorité, il participe au concert.

Pour clarifier les enjeux, admettons que toute société humaine est instable par nature, donc constamment menacée. Parfois elle est relativement stable, parfois en turbulence, jamais au statu quo. Comme le psychisme individuel. C’est un jeu de forces en équilibre. Donc parler d’une menace qui pèserait sur les fondements de la société, c’est entretenir le mythe d’une société stable, continue, immuable. Mythe ou rêve ? En politique, conservateurs et progressistes se sont toujours opposés.

Est-ce parce que techniquement, financièrement, sociologiquement et économiquement les turbulences sont actuellement assez fortes qu’on craint que les institutions, l’éthique et l’éducation soient menacées sévèrement, mettant en danger le fonctionnement social et la filiation ? Est-ce parce qu’il y a des turbulences sérieuses dans la sexualité et dans la famille depuis Mai 68 qu’on craint tout à coup pour le fondement de notre société ? Peut-être.

En quoi la prétention des homosexuels à se marier et à élever des enfants vient-elle menacer certains équilibres, certaines valeurs ?  En ce qui concerne l’enfant, de toute façon, toujours, il est en danger, par nature. Chez ses parents hétérosexuels, il est en danger, parce qu’il est fragile. L’enfant est-il plus en danger chez des parents homosexuels ? Les arguments qu’on avance le plus souvent, et qui sont contredits semble-t-il par des observations sérieuses, ou des témoignages, n’indiquent-ils pas aussi une inquiétude actuelle pour l’enfant, en général, son développement, son identité, sa place dans le champ social, son avenir économique, scolaire, son équilibre psychologique, les dangers des influences négatives qui le menacent, les troubles du comportement qu’il risque, les drogues qui le guettent, la disparition de l’autorité qui l’handicape, etc… ? Inquiétude sans doute pour l’enfant qui est en nous.

Michel Serres, Michel Maffesoli, et d’autres pensent qu’on est à la fin d’un monde. Monde à venir de  la Petite Poucette pour l’un, troisième révolution planétaire, monde présent de la participation magique pour l’autre, moment dionysiaque où les cartes se redistribuent, avec les risques que cela comporte. Le meilleur et le pire.

Néanmoins, au-delà des émois, des anathèmes et des accusations, voire des injures, essayons de réfléchir et de repérer des enjeux sans les confondre. En quoi le mariage des homosexuels et leur probable filiation menacent notre monde ?

Ne faut-il pas distinguer tout d’abord désir et droit ? Ne faut-il pas aussi distinguer nature et culture ? En quoi le droit est-il menacé par le désir ? En quoi la nature est-elle menacée par la culture ? En quoi le rêve de mariage et de filiation des homos menace-t-il la loi qui structure le champ spécifiquement humain ?

Les homosexuels désirent se marier, ils désirent avoir des enfants. Dans l’ordre du désir rien n’est étonnant à priori. Que des humains qui s’aiment aient envie de faire valider leur union, leur couple et l’inscrire dans une organisation sociale et juridique, rien d’étonnant. Leur amour est du même ordre sans doute, toute morale mise à part. Qu’ils aient envie d’inscrire dans le temps, la durée (pourquoi pas l’éternité ?) leur passion amoureuse, rien d’étonnant. Toute passion défie l’éternité, sans doute parce qu’elle est éphémère par nature. Pourquoi l’inscrire dans la loi ? Qu’est-ce que ça change ?

Je réfute à l’avance l’argument alarmiste qui consiste à craindre l’irruption dans la foulée d’un désir de mariage pour des amours incestueux. C’est un argument traquenard, épouvantail, voire pervers. L’amour homosexuel est une des versions du sexuel humain. L’amour incestueux n’est pas une des versions du sexuel. C’est un interdit fondateur. Néanmoins, par son côté provocateur et cynique, cet argument tente de refouler l’homosexualité au rang des crimes graves. C’est une manœuvre, sans plus, qui en dit long sur la faiblesse d’esprit de ceux qui l’utilisent.

Le mariage n’est pas une donnée naturelle, comme le prétend Bertrand Vergely contre toute analyse un tant soit peu éclairée par l’anthropologie et le droit. Le mariage est un acte social, une validation sociale, un engagement social, une alliance qui tente de faire sortir la sexualité de la sphère intime pour la socialiser, pour la « tiercéiser ». Il n’y a là rien de naturel puisque le mariage et son contrat nous situe d’emblée dans le culturel qui dépasse le naturel. On n’a pas « droit au mariage », mais le mariage circonscrit et régule des droits et des devoirs, organisant entre autre la famille et la filiation, données capitales de l’histoire humaine.

Ce qui est surprenant c’est que les homos veulent que cette alliance soit validée dans l’ordre social, au moment où les hétéros n’en veulent plus, voulant peut-être souligner eux que l’ordre du désir devrait prédominer sur l’ordre de la loi et du social, de la contrainte (Mai 68) et du devoir.  Les hétéros renoncent à cette possibilité, à cette protection, pour des raisons variées évidemment, mais dont on peut résumer l’intention en un slogan : « on n’a pas besoin que le social, la loi, se mêle de notre amour ; il tient par lui-même ». Mais ça pourrait tout autant dire le contraire : « nous savons que l’amour est éphémère, pourquoi le contraindre dans la loi qui l’oblige à durer, épargnons nous des tracasseries en cas de rupture. Simplifions le problème ! ».

On pourrait dès lors penser que les homos veulent le mariage aussi pour faire durer leur amour, pour exister socialement, pour être comme les autres, pour valider leur « étrangeté sexuelle », pour vaincre les résistances de l’homophobie qui leur rend la vie impossible. Ne veulent-ils pas indiquer, à eux et aux autres que leur sexualité n’est pas seulement de l’ordre de la passion (c’est-à-dire de la folie), que leur sexualité n’est jamais qu’une des versions possible du sexuel humain. Ils chercheraient à « se blanchir », à sortir d’un anonymat inconfortable. Au moment où les hétéros proclament que l’ordre du désir, de la passion est le plus important, les homos veulent sortir de l’étrangeté et socialiser leur version de passion. Ils sont en décalage l’un avec l’autre. Cette concomitance est-elle un hasard ? Ou au contraire l’autre est-il la réponse à l’un ?

Cependant peut-on entériner immédiatement, sans plus de réflexion, qu’au-delà de ce désir, non seulement légitime mais explicable et compréhensible, les homos aient droit à cette égalité de traitement ? Est-ce une affaire de justice sociale, comme ils tentent de nous le faire entendre, surtout à gauche ? Le mariage, l’enfantement, la responsabilité d’élever, n’est-ce qu’une affaire de justice et de droit ? J’ai vraiment des doutes la dessus. Cet argument utilise une donnée sociologique et éthique (l’égalité des droits) dans un domaine où le droit ne s’applique pas encore. Un examen approfondi reste à faire pour distinguer les droits, notamment l’égalité des droits, de ce qui anthropologiquement est fondamental : la transmission, l’enfantement, l’éducation, l’appariement, l’apparentement. Si le mariage des homos ne change pas grand-chose au corpus légal et social, du côté de la filiation ce sera un bouleversement du droit. Après avoir bouleversé la morale, c’est cela qu’ils nous demandent aujourd’hui. Bouleversons le droit.

Ce n’est pas parce qu’on désire quelque chose qu’on y a droit. Il faudrait donc examiner ce que dit le droit, et s’il faut le changer, au besoin. Mais ce ne sera pas sans conséquences, et ces conséquences les homos et leurs partisans n’en ont que faire apparemment, obnubilés qu’ils sont par l’épouvantail de l’homophobie et l’égalité des droits. Le droit est indépendant du désir. Le droit est de l’ordre du social. On voit que l’enjeu s’éclaircit : il faut distinguer sexualité et social, désir et droit.

Dans la foulée, on peut aussi comprendre, expliquer, que des homosexuels (après tout n’importe quelle personne célibataire) puissent désirer avoir des enfants, les élever, se les affilier, etc… Pourquoi ? Parce qu’amour et filiation, bien que liés, ne sont pas exactement du même registre humain. Ce n’est pas parce qu’on est célibataire (ou pas lié amoureusement) qu’on n’a pas envie d’avoir un enfant. Sexualité et génitalité sont connexes mais peuvent jouer leur partition en tenant l’autre à distance. Sinon on n’aurait jamais vu des hommes et des femmes qui choisissent un célibat consacré. L’acculturation et le destin subjectif font leur œuvre humaine. Cependant, dans notre tradition filiation et choix sexuel sont liés. Par leur demande les homos délient sexualité et filiation, du point de vue du droit. Ce n’est pas une mince affaire, mais c’est possible puisque chez l’humain sexualité et génitalité ne se confondent pas.

Ce n‘est pas parce que leur forme d’amour est homo et pas hétéro, qu’ils sont automatiquement dispensés, privés, dépourvus de ce désir d’enfant. Désirer quelqu’un est une chose, désirer un enfant et vouloir l’élever en est une autre. Chez l’humain l’enfant est une dimension de la personne, l’un a besoin de l’autre. On aurait tort de ne considérer qu’une face de cette particularité humaine, celle où, clairement, l’enfant a besoin de l’adulte pour le porter le guider, le protéger, le représenter, l’éduquer. L’adulte porte en lui l’enfant, l’enfant est dimension de lui-même, et son destin le comprend nécessairement, bien que chacun puisse encore en faire ce qu’il veut de ce destin.

Porter l’enfant en soi c’est être situé dans une généalogie, une histoire, une lignée, une espèce, c’est un besoin naturel médiatisé ethniquement, culturellement et psychologiquement. C’est pourquoi les religieux et religieuses, qui n’ont pas d’enfant, se font appeler Père et Mère. C’est l’ordre de la culture qui médiatise sans l’annuler l’ordre de la nature.

L’enfant n’est exclu de la sexualité homosexuelle que parce que la société occidentale a progressivement privilégié, sacralisé, moralisé le lien entre la sexualité hétérosexuelle et l’enfantement pour inscrire cette alliance et la descendance dans la durée, avec des droits et des devoirs, ce qui permet à la société de se structurer, donc de se pérenniser. Est-ce contemporain de l’avènement de la démocratie et du capitalisme ? Peut-être. Rappelons-nous que l’homosexualité grecque à l’âge classique était plutôt d’allure pédérastique (un « vieux » aimait un « garçon ») et concernait aussi la transmission de la pensée. Le Banquet de Platon nous l’explique bien.

La société cherche toujours la durée, l’éternité, la fixité, l’immobilisme. Elle supporte mal les turbulences. Chaque dictateur en herbe rêve d’un empire de mille ans. Je crois qu’on peut dire que la société (l’humain dans sa dimension collective organisée) supporte mal les turbulences du désir, les aléas de la pulsion, les versions du pulsionnel. En tout cas le social doit toujours réguler le sexuel, le modéliser, le former, l’encadrer. Foucault l’a bien indiqué dans son histoire de la sexualité. En occident la vie sexuelle a enclenché une volonté systématique, dit-il, de tout savoir sur le sexe qui s’est systématisée en une « science de la sexualité », laquelle ouvre la voie à une administration de la vie sexuelle sociale.[2] Ainsi le dispositif d’alliance, qui sociologiquement est vieux comme le monde, est ordonné à une homéostasie du corps social qu’il a pour fonction de maintenir. Alors que le dispositif du plaisir, du désir chez l’humain, a au contraire comme destin de proliférer, d’innover, d’annexer, d’inventer. L’opposition actuelle, l’incompatibilité, l’hétérogénéité entre homosexualité et hétérosexualité, était impensable à l’âge classique en Grèce. Les deux étaient parfaitement compatibles et cela ne menaçait pas l’ordre de la société. Les versions du sexuel ne deviennent perversions qu’à travers un certain dispositif de savoir et de contrôle social, où le savoir médical est instrumenté aux fins de pérenniser une société de pouvoir et de contrôle.

Dans le monde occidental, traversé par les trois religions monothéistes et le pouvoir capitaliste, l’incompatibilité des versions du sexuel est la source même de l’homophobie à un point tel que chaque individu, en renonçant à la sexualité homosexuelle, ou à la polymorphie des versions, s’est clivé par refoulement jusqu’à haïr ce dont il s’est séparé. L’identité sexuée se construit avec ou contre les dispositifs de contrôle social et les identifications archaïques. Quand les clivages se sont produits, c’est bien douloureux de les modifier. Notre expérience d’analyste nous y confronte à partir de chaque symptôme.

Coupant au plus court (selon les exigences de la logique capitaliste ?), la société occidentale a eu tendance à privilégier ce qui est au plus près de notre nature animale : le couple procréateur et l’élevage des petits. C’est la source du modèle de la famille « normale », de la femme « normale », de l’homme « normal », de l’enfant « innocent »….La Sainte Famille ! Croissez et multipliez-vous !

C’est pourquoi le mariage des hétérosexuels est le mode d’organisation de la conjugalité le plus ancien et le plus universel, à première vue. C’est ce qui est au plus près des nécessités de la nature, de la production et de la consommation, avant que les progrès des sciences ne nous permettent de nous libérer d’une partie de ces contraintes naturelles. Le propre de l’humain est de médiatiser ces nécessités de la nature, de les « humaniser » culturellement, donc le couple, le désir, l’enfant, la transmission, l’élevage, seront construits humainement.[3]L’individu devient personne ; il n’abolit pas la nature en lui, il la culturalise. Les lacaniens disaient quant à eux, s’appuyant sur la philosophie et la linguistique : l’homme devient sujet, porté par la « parole et le langage ».

Concernant l’enfant Michel Serres lui-même rappelle comment d’abord l’église nous propose, avec le modèle de la sainte famille, une famille d’adoption plutôt qu’une famille « naturelle ». La famille inventée par l’église chrétienne est d’ordre symbolique, elle rompt avec l’ordre naturel et est médiatisée par « le symbolique ». Qui est Joseph pour Jésus, si ce n’est un père d’adoption ? Qui appelle-t-on Père dans l’église ? Quelqu’un qui n’est biologiquement pas père. Qui appelle-t-on Mère ? Quelqu’un qui n’est biologiquement pas mère. Les religieuses et les religieux, qui ont fait une sorte d’impasse sur leur sexualité (ordre du désir) et sur leur génitalité (ordre de la filiation), renouvellent, transforment ou médiatisent, les rôles et signifiants de la filiation. C’est une des forces du christianisme : contre tous les mouvements sociaux et éthiques fondés sur le naturel, la force, le pouvoir et la domination, d’avoir contribué à inscrire l’humanité dans une symbolique véritablement humaine, au-delà de la nature animale, qui néanmoins est en nous indestructible.

Michel Serres rappelle qu’adoption vient de optare, qui veut dire choix. Le droit romain fondait ainsi la filiation : est fils tout enfant que j’adopte et que je lève au-dessus de mes épaules. L’enfant n’est pas un animal, c’est un sujet, dit Dolto. On le choisit et il nous choisit. On l’adopte et il nous adopte, nous inscrivant ainsi dans un système d’échange social. Les systèmes de filiation ne sont pas éternels, immuables, fixés dans la pierre.

L’histoire du droit et l’anthropologie nous montrent  à quel point l’humain a été créatif sur les versions du sexuel et sur l’éducation des enfants.  Est-ce que le mariage homosexuel est une mise en cause des fondements de notre société, comme dit Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France ? Sa réflexion tente de dépasser le simple affrontement de slogans qui, de part et d’autre, tend à caricaturer la pensée de l’adversaire pour la disqualifier. Selon lui, en passant de la paternité/maternité à la parentalité on va assister à un brouillage des généalogies et le statut de l’enfant sujet de droit deviendra objet de droit.

« Nous avons-nous aussi droit à avoir des enfants ! » disent les homos. Même si le rabbin déclare que pour lui l’enjeu n’est pas l’homosexualité, rejetant du même coup l’argument d’homophobie proféré comme un interdit de penser, je crois au contraire que l’homosexualité, s’étant insinuée dans le champ social comme pratique acceptable (il n’y a plus grand monde de sensé pour ne pas admettre cela[4]), vient contester, par un désir légitime de mariage et de filiation, l’ordre social, nous obligeant à repenser le droit pour tenter de nous adapter à l’évolution de la société civile.

Ce qui est gênant c’est que c’est difficile d’en parler et de prendre le temps de réfléchir, prendre le temps de souligner, comme Natacha Polony tentait de le faire sur le plateau de Ruquier, que la prétention du mariage et de la filiation homo vient bien tourmenter l’institution, vient bien secouer (pervertir ? menacer ? ébranler ? faire vaciller ?) un des fondements du droit de la famille et de l’organisation sociale. Aussitôt Caroline Fourest et Aymeric Caron lancent leurs cris d’orfraie. On ne peut même pas réfléchir dans la pensée unique de gauche. C’est ça qui est gênant, et finalement qui est suspect.

L’énervement hystérique des tenants du mariage et de la filiation qui empêchent de penser autrement que par homophobie interposée, fait voir justement qu’un des enjeux caché est bien de secouer le cocotier de la société. Si le couple humain hétéro offre en effet une figure naturelle de l’altérité dont a besoin un enfant pour se construire une identité qui tienne la route, qui dit que ce gommage partiel de la différence des sexes dans un couple homo va abolir toute différence ? D’ailleurs, ce gommage lui-même a un sens historique et une légitimité éthique et politique. Il recouvre l’accession de la femme à une sexualité différente, libérée de l’enfantement, et à un rôle social différent, à l’égal de l’homme. On aspire au gommage de la différence des sexes dans l’éthique sociale du travail. S’affranchissant d’une partie de son déterminisme biologique la femme peut prétendre à une autre inscription dans l’espace social. La différence des sexes est gommée en partie. Les homos en profitent pour s’immiscer dans la brèche et se normaliser.

J’en viens donc à me demander si les revendications des homosexuels ne sont pas concomitantes de l’émancipation des femmes. Dans les deux cas l’ordre social est chamboulé par cette immersion intempestive de sexualités différentes. Sexualité (désir érotisé ou appariement de partenaires) et génitalité (engendrement et apparentement dans la filiation) sont liées chez l’homme comme chez l’animal. Mais chez l’homme les versions sont médiatisées symboliquement, on dira plutôt ethniquement. La logique ethnique implique un double moment de « négation » de l’ordre naturel. Chaque culture peut décliner d’autres versions. L’humain se construisant par négation, pas étonnant que cela ouvre des contestations.

Mais on peut encore aller plus loin dans une réflexion anthropologique. Claude Lévi-Stauss nous y convie dans un de ses derniers textes, publié après sa mort. Il s’agit de ses dernières conférences au Japon, « L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne » (Seuil, avril 2011). Il nous rappelle que des sociétés traditionnelles (notamment en Afrique), donc en dehors des sphères monothéistes, ont inventé des appariements sexuels et des apparentements de filiation très éloignés de la soi-disant loi naturelle qui serait censée gérer éthiquement l’humain. Poussés par l’exigence de continuer l’espèce et devant l’impasse de la stérilité ou de la mort précoce d’un conjoint, ces peuples ont créé, créativité spécifiquement humaine, des stratégies d’alliance et de filiation, faute de pouvoir avoir la maîtrise scientifique que nous avons sur la stérilité et la fécondation.

Donc rien n’exclut que, poussés par des exigences de désir et de filiation typiques de notre monde moderne, les homos ne soient les porte parole d’une loi humaine en train de se transformer en fonction des exigences actuelles. J’ai indiqué le lien possible avec les transformations du couple hétérosexuel et la libération du corps des femmes, mais on peut très bien « entendre » aussi que cette revendication « d’égalité » proclamée comme un étendard, ne porte en fait pas sur cette question, mais a pour fonction d’occulter d’autres inégalités, économiques cette fois, devant lesquelles le droit, la justice, la politique sont littéralement impuissants, dominés qu’ils sont par l’économique. Ceci permettrait de comprendre pourquoi toute la gauche s’engouffre sur la question du mariage pour tous, ce serait parce qu’elle est incapable de faire avancer la question de la solidarité sociale d’un point de vue économique. On peut craindre que l’énervement hystérique de la gauche sur cette question du mariage pour tous ne soit une façon de se cacher qu’on ne peut pas le boulot pour tous. A voir.

Les manifestations et les prises de position publiques, parfois intempestives, parfois réfléchies, montrent à l’envi que quelque chose sera bouleversé. On ne peut pas balayer d’un revers de la main, comme dit Jean-Pierre Winter ce qui a fait le fondement de nos sociétés pendant des millénaires. C’est pourquoi la hâte politique à répondre à ces désirs légitimes peut être, elle aussi, questionnée. C’est ce que font les politiques tenants du mariage homosexuel : ils balaient du revers de la main la texture même de l’appareil symbolique humain qui est mis au travail de devoir se modifier pour s’adapter aux sexualités nouvelles. C’est ce « revers de la main » qui dérange. Qu’est-ce qu’il s’agit de faire croire au peuple de gauche qui concerne le droit, l’injustice sociale, la discrimination, la différence, la morale, le progrès, la liberté sexuelle… ? Et qu’est-ce qu’il s’agit d’occulter ? La même réflexion pourrait d’ailleurs s’appliquer concernant l’immigration. L’injure devient alors xénophobie. Cela devient difficile de penser tout haut surtout si le fond des problèmes (justice sociale, immigration, richesse et pauvreté) fait du surplace, même avec des politiques de gauche.

Au moins les résistants au mariage pour tous disent clairement que certaines choses ne doivent pas être occultées, ni balayées d’un revers de main. Un virage oui peut-être, mais pas de mirage. C’est aussi pour cela qu’ils parlent, manifestent et tentent de penser quelque chose. Ils disent qu’il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain : la différence des sexes, l’ordre des générations, l’origine complexe de notre identité masculine ou féminine, la castration qui limite la toute puissance. Réfuter tout cela en traitant les autres d’homophobes, c’est un peu court. C’est une esquive qui donne raison aux résistants à qui on ne la fait pas, tradition oblige.

Je pense que si le mariage des homosexuels est maintenant légitime, ce n’est pas au nom d’une égalité de droit. C’est parce qu’on a réussi à élargir le champ des sexualités socialement acceptables (l’homosexualité ne met plus en danger l’ordre social) et qu’à partir de là on peut admettre leur désir de contracter mariage, et éventuellement de prendre en charge des enfants. Alors que dans le même mouvement on admet maintenant que la femme ne soit pas identifiée à sa matrice et sa sexualité à celle de la Vierge Marie sans mettre en danger l’ordre social.

Comment vont se jouer dans les familles de couples homosexuels les questions de filiation, de généalogie, de transmission, de différence des sexes, de toute puissance, d’altérité, de castration, de frustration, d’interdit, d’éthique, de désir, d’identification, de nomination…et tout le toutim que la psychanalyse clinique nous a appris à reconnaître comme étant l’essence humaine?

Je dois bien avouer que nous n’en savons rien, et donc on peut admirer ceux qui prennent le risque de s’engager dans cette direction sans autre savoir que leurs convictions profondes et une confiance dans leur éthique. Jean-Pierre Winter pense qu’on prend le risque de mettre en péril le processus d’hominisation en portant atteinte à l’ordre symbolique et au langage si on autorise légalement les homos à se marier et à accéder à une filiation légale. Rappelons que le processus d’hominisation est depuis toujours en péril, la barbarie n’est jamais loin. Je crois que le danger principal est ailleurs.

Bernard Robinson         janvier 2013


[1] « Jacques Lacan soulignait au contraire que les êtres humains, parce qu’ils sont parlants, ont chacun, un par un, à s’arranger de leur sexualité comme ils peuvent, sans que la liberté de leurs inventions ne soit entravée par un conditionnement invariable de type animal », JAM, in Du mariage et des psychanalystes, janvier 2013

[2]Histoire de la sexualité I, La volonté de savoir, 1976

[3] Dialectiquement comme Gagnepain nous l’a montré (théorie de la médiation), en l’occurrence ici, médiation de la « personne ».

[4] Je retiens de l’émission de la RTBF du 23 janvier 2013 que l’homophobie des jeunes immigrés maghrébins à Anvers et Bruxelles est aussi liée à leur situation sociale défavorisée autant qu’à l’immobilisme de leurs croyances