Elisabeth Roudinesco s’entretien avec Gilbert Charles pour l’Express (05-09-2005)

Elisabeth Roudinesco, historienne, directrice de recherche à l’université Paris VII, psychanalyste, réagit au Livre noir de la psychanalyse.

Le Livre noir vous a scandalisée. Pourquoi?
Le but de cet ouvrage au titre racoleur n’est pas de critiquer la psychanalyse, mais de nuire à une discipline et à ses représentants, dans un contexte de crise. Freud y est traité de menteur, faussaire, plagiaire, dissimulateur, propagandiste, père incestueux. Il est présenté comme une sorte de dictateur ayant trompé le monde entier avec une doctrine fausse. La plupart des grandes figures de la psychanalyse, Melanie Klein, Anna Freud, Jacques Lacan, Bruno Bettelheim, Françoise Dolto, sont brocardés. Dans une langue pauvre et vulgaire, et à coups d’affirmations fausses et sans fondements. Tous les mouvements psychanalytiques sont dénoncés comme des lieux de corruption et les analystes, taxés de criminels, responsables de la mort de 10 000 toxicomanes en France, pour avoir prétendument contribué à empêcher la diffusion des traitements de substitution. L’ouvrage est d’autant plus pervers que, en dehors de ses cinq principaux signataires – une éditrice, un historien et trois thérapeutes comportementalistes violemment antifreudiens – il inclut également des auteurs dont les articles peuvent être des critiques de la psychanalyse ou de Freud, mais qui n’ont rien à voir avec cette position ultradestructrice et qui ont peut-être servi, à leur insu pour certains, de caution à l’entreprise. Ce n’est pas un livre scientifiquement sérieux, c’est un réquisitoire fanatique qui se situe dans la tradition de l’école dite «révisionniste».
 
Vous faites allusion aux négationnistes des chambres à gaz?
Pas du tout. Ce terme de «révisionniste» est celui que se sont donné eux-mêmes les historiens américains qui ont entrepris la critique systématique de l’œuvre de Freud, qu’ils considèrent comme un plagiaire et un mystificateur. Un courant qui va bien au-delà de la critique et qui vise à montrer que la psychanalyse est une imposture. Ses partisans ont fini, à cause de leurs excès, par être marginalisés outre-Atlantique, après avoir voulu faire interdire, en 1996, une grande exposition sur Freud à Washington.

Mais n’a-t-on pas le droit de critiquer la psychanalyse?
Bien entendu qu’il faut critiquer la psychanalyse: j’appartiens au courant historiographique inauguré par Michel Foucault et Henri Ellenberger, dont l’œuvre est aujourd’hui détournée par les auteurs du Livre noir. Mais les principaux auteurs et responsables de cet ouvrage ne sont pas dans ce registre: ils décrivent un goulag imaginaire dont ils n’apportent aucune preuve. Les chiffres sont faux, les affirmations inexactes, les interprétations parfois délirantes. La France et les pays latino-américains sont traités de nations arriérées, comme si la psychanalyse y avait trouvé refuge pour des raisons obscures alors qu’elle aurait été bannie des pays civilisés. De nombreux textes sont des résumés de livres – déjà publiés depuis des années et connus des spécialistes – dont les idées sont déformées, isolées de leur contexte et parfois détournées. Ce sont des vieilleries déguisées en révélations d’une vérité cachée jusque-là, alors que l’inventaire a été fait depuis longtemps. La théorie analytique est présentée comme une «fausse science» dénuée de tout savoir clinique. Aucun de ses aspects positifs n’est mentionné, pas même ses succès célèbres, ni Marie Bonaparte, sauvée du suicide par Freud, ni Françoise Giroud, qui disait devoir la vie à son analyse avec Lacan. Les «victimes» de la psychanalyse sont appelées à se rebeller, non pas contre les charlatans qui les auraient abusées, mais contre une discipline dans son ensemble, ce qui est absurde. Les auteurs invitent les patients des analystes à quitter les divans pour rejoindre ceux qui, aujourd’hui, seraient les seuls à pouvoir guérir l’humanité de ses problèmes psychiques: les psychiatres partisans des thérapies comportementales et cognitives (TCC). Les abus des médecins, des psychanalystes ou des psychothérapeutes, qui existent bien sûr, servent de prétexte pour s’attaquer au père fondateur. C’est comme si on déclarait demain que Spinoza était un imposteur. Il y a bien une campagne aujourd’hui – avec laquelle je ne suis pas d’accord – qui vise à interdire à l’université l’enseignement de l’œuvre de Heidegger, mais ce dernier était nazi, ce qui n’est pas le cas de Freud!

Ce n’est tout de même pas la première fois que la psychanalyse est attaquée…
Depuis le début, avant même la constitution d’un mouvement psychanalytique orthodoxe, elle a toujours suscité de la haine – que je distingue de la nécessité d’une position critique. On dirait que cette doctrine touche à quelque chose de si essentiel – la subjectivité humaine, l’inconscient, ce qui nous échappe – qu’elle déclenche des réactions démesurées. Elle a d’abord été qualifiée d’obscénité par l’Eglise catholique et les puritains, parce qu’elle parlait de la sexualité infantile. Dans les querelles nationalistes, elle a successivement été traitée de «science boche» par les Français, sous prétexte qu’elle échappait au caractère latin, alors que les Scandinaves la qualifiaient de «science latine», inventée à Vienne, la ville décadente de Freud, et donc dégénérée. Les nazis l’ont ensuite désignée comme «science juive» ou «judéo-bolchevique». Puis elle a été décrétée «science bourgeoise» par les staliniens après 1949, et «idéologie américaine» dans le contexte de la guerre froide, alors qu’il y avait beaucoup de freudiens de gauche. Finalement, les psychiatres du Parti communiste ont changé de position après le rapport Khrouchtchev, en 1956. L’Eglise catholique, elle aussi, y est devenue favorable à partir de 1950: redoutant de recruter des pervers sexuels ou des malades mentaux dans ses rangs, la hiérarchie romaine ordonne alors le «discernement des vocations», c’est-à-dire des expertises psychiatriques. Comme, à ce moment-là, la psychiatrie est dominée par la psychanalyse, certains prêtres progressistes, tel l’abbé Oraison, profitent de cette ouverture pour s’interroger sur la nature de la foi. A partir des années 1960, le relais de la haine de Freud est repris par les scientistes, qui accusent la psychanalyse d’être non pas une science bourgeoise ou juive, mais une fausse science, une illusion religieuse dont Freud serait le nouveau messie.

Les historiens «révisionnistes» ont alors repris le flambeau?
Leur bataille, lancée dans les années 1970 aux Etats-Unis, a fini par s’éteindre dans les années 2000: ils ont échoué, car ils ont commencé à vouloir interdire des enseignements, des expositions et toute allusion positive à la psychanalyse. Les historiens critiques de Freud ont pris leurs distances avec ce mouvement radical alors que se développaient outre-Atlantique une profusion d’études sur le freudisme, dont une grande partie reste ignorée chez nous. Le Livre noir dénonce l’ «exception française» parce que le courant analytique serait dans notre pays plus important qu’ailleurs. Mais l’Hexagone n’est pas une exception: la psychanalyse est toujours solidement implantée dans 41 pays. Si on se réfère au nombre de psychanalystes par habitant, le plus freudien est la Suisse, suivi par l’Argentine, la France, puis les Etats-Unis, le Brésil et le Royaume-Uni. Et les différences en termes d’implantation sont minimes: nous ne sommes pas, loin de là, le dernier bastion où résiste la théorie de l’inconscient.

Les psychanalystes eux-mêmes n’ont-ils pas prêté le flanc à ces attaques?
Les sociétés analytiques vivent dans un monde fermé traversé de querelles. Elles ont fait preuve d’une certaine arrogance à l’encontre des psychothérapeutes lors des récentes discussions sur le projet de loi visant à réglementer leur profession, en négociant avec le ministère pour en être exemptées. Elles ont aussi eu le tort de ne pas prendre en compte les transformations sociales. La psychanalyse doit sa grandeur à sa philosophie de la liberté, qui rend le sujet responsable de son destin. Mais les analystes français ont perdu leur pouvoir de subversion et se sont endormis sur la routine: ils se sont opposés au Pacs, au mariage des homosexuels, et n’ont cessé de prôner des positions frileuses sur l’évolution de la famille, alors que Freud lui-même n’avait pas hésité à prendre des positions courageuses à son époque contre la peine de mort, ou en défendant les homosexuels. Cela dit, la psychanalyse française a quand même évolué. Les analystes sont moins orthodoxes, ils ont renoncé aux cures à cinq séances par semaine, ils acceptent que les patients ne s’allongent pas. Il y a un débat mondial pour redéfinir la pratique et les formations.

La psychanalyse a longtemps été considérée comme la discipline reine de la santé mentale: est-ce toujours le cas?
La psychiatrie est devenue entièrement biologique, elle est en train de se soumettre au comportementalisme en redevenant purement médicale. Les praticiens adeptes des TCC sont peu nombreux en France (550 recensés), ils n’attirent pas spécialement le public, mais ces thérapies sont valorisées dans les facultés de médecine et par le ministère de la Santé – cela peut changer – car elles sont rapides et ne coûtent pas cher. Elles prétendent apporter la guérison par des méthodes de dressage qui réduisent le sujet à ses comportements. Mais il y aura toujours une partie de l’humanité qui échappera à cette normalisation. On n’arrivera jamais à l’homme parfait qui ne fumera pas, ne se droguera pas, fera l’amour selon les normes en vigueur et se soumettra sans broncher aux règles et aux conventions sociales. Nous vivons dans une société troublée par la mondialisation, l’évolution des normes morales et la perte des repères religieux et identitaires, une société de plus en plus puritaine, qui veut le risque zéro, qui poursuit les pédophiles mais autorise et valorise la pornographie. Il y a un vrai combat philosophique derrière tout cela: veut-on des individus soumis aux contraintes de l’efficacité économique et de l’hédonisme réduit à la question du corps, ou bien des sujets lucides et autonomes, mais peut-être moins contrôlables?