Souvent, face à des étudiants auxquels je présente la compréhension psychanalytique de la psyché, je rencontre toutes sortes de regards : ceux dans lesquels brille une étincelle qui m’informe que ma parole a rencontré un écho intérieur, ceux qui expriment du scepticisme, de l’incrédulité ou carrément de l’hostilité.

Mon désir étant de leur communiquer mes convictions, je me dis que, peut-être, la meilleure manière serait de leur rendre la psychanalyse sensible, de leur démontrer que les découvertes psychanalytiques suscitent l’interrogation sur le sens non seulement de notre existence individuelle mais aussi sur le sens de notre place dans la cité.

Ce sens-là n’est pas le plus apparent, il est relié à l’histoire intime de chacun, histoire inscrite dans une transmission générationnelle et culturelle. Cette compréhension ne se limite pas à l’ici et maintenant, elle prend en compte les déterminismes enfouis dans notre inconscient et qui, à notre insu, nous gouvernent et orientent notre pensée, nos sentiments, nos actions. Ils constituent un savoir inconscient, la vérité de notre être.

Ce que j’en fais dépend de moi : je peux vivre en les ignorant mais eux ne m’ignoreront pas et me dirigeront en dépit de ma volonté. Mais je peux aussi me dire que je ne parviendrais à être moi-même que si je tente de lever le voile sur quelques uns de ces déterminismes dans le but de m’en affranchir, de ne plus y être aveuglément soumis. C’est ce choix-là que propose la psychanalyse et c’est par là qu’elle expose sa vision de l’homme.

Par cette démarche clarificatrice, la psychanalyse fournit à l’individu le moyen, s’il le désire, d’apprendre à vivre plus librement, de se découvrir en tant que sujet unique, apte à déjouer les tentatives de son propre psychisme à répéter les expériences malheureuses ou à demeurer dans la dépendance aux objets illusoires, quel que soit l’aspect que ces objets peuvent prendre. Cette démarche analytique ne relève pas uniquement du rapport de l’individu à son psychisme propre mais aussi à son environnement. Elle lui permet de réfléchir sur sa conduite en tant que citoyen face aux forces économiques, politiques, culturelles qui cherchent à le rendre étranger à lui-même mais identique à tous ceux qui se soumettent aux objectifs d’uniformisation que ces forces cherchent à imposer. Sur ce plan, la psychanalyse combat les tentatives de soumettre les hommes et les femmes, de les réduire à leur fonctionnement de consommateurs dociles de produits façonnés par ceux qui prétendent savoir mieux qu’eux ce qui leur convient. C’est cet engagement, avec sa conséquence l’acquisition de la liberté, qui effraient les contempteurs de la psychanalyse.

Léo Ferré s’est tu, Brel est au musée, Dali est devenu une légende, Prévert s’apprend comme un pensum. On n’entend plus grand monde se révolter contre l’injustice quotidienne, contre le conformisme étouffant dans lequel la société s’installe, plus personne ne chante la tendresse, n’accepte de reconnaître le droit de pleurer de tristesse. Notre époque se propose de nous séduire avec le culte de la jouissance narcissique et veut faire de nous des consommateurs de pensées addictées à une vision normative, formatées par un idéal neuro-scientiste ou socio-économique qui cherche à rabaisser la psychanalyse. Les moments affectifs difficiles ne sont plus tolérés, l’agitation, la révolte sont bannis : un médicament est inventé pour chacun de ces « troubles » et leur impose un silence chimique. Maintenant, cela peut commencer très tôt, dès l’âge de 3 ans. « Le meilleur des mondes » d’Aldous Huxley est en bonne voie !

Le discours psychanalytique ne reproduit pas un effet de mode. Inscrite dans la culture, la psychanalyse est surtout concernée par l’intrapsychique qui, quels que soient les bouleversements extérieurs auxquels il est confronté, reste régi par l’alternance des processus primaires (caractéristiques de l’activité de l’inconscient) et des processus secondaires (utilisés dans l’adaptation à la réalité extérieure). La structure de notre personnalité est issue de cette double opération et fait d’un individu un être singulier, distinct de tous les autres. C’est cette originalité de l’individu que la psychanalyse et les psychanalystes défendent, son droit à penser différemment, à demeurer à l’écoute de sa subjectivité, de l’imaginaire et à persévérer dans son effort continuel visant à lui permettre d’advenir à son désir, c’est-à-dire à devenir un sujet libre parce que sujet de l’inconscient.

Cette noble tâche résiste au temps, aux assauts de toutes sortes et mérite d’être absolument sauvegardée.

Beyrouth, le 8 avril 2006