Paru dans Libération, le 28 septembre 2005

Autodialogue imaginaire sur la vraie question des thérapies comportementales:

Lui : Vous voilà bien silencieux tout d’un coup, quand la ville bruisse d’un certain Livre noir
Moi : C’est pour ne pas dire ce qui ne serait pas compris, à savoir que ce livre m’enchante.
Lui : Monsieur le paradoxal, nous connaissons vos tours.

Moi : Quoi ! Monsieur Widlöcher, président français d’une auguste Association internationale procédant de Freud en ligne directe, s’est fait depuis des années le compère des TCC (thérapies cognitivo-comportementales). Il a proclamé partout qu’elles seraient un bain de jouvence pour la psychanalyse. Il a été élu membre du comité d’honneur d’une Association de TCC.
Plus encore, il a poussé le zèle jusqu’à «cognitiviser» la plupart des concepts freudiens : devenue instinct, la pulsion est modifiable comme un réflexe conditionné ; l’angoisse, ramenée à une hyperventilation, est à réguler ; la «co-pensée» remplace le transfert ; le symptôme freudien à interpréter se métamorphose en phénomène «biopsychosocial» ; les pathologies psy sont des tares héréditaires, dont la cause est génétique ; les phobies résultent de conditionnements défectueux ; la névrose obsessionnelle disparaît au profit des TOC ; les psychoses délirantes à thèmes religieux sont un signe de spiritualité ; etc.
Enfin, il se fait lui-même l’auteur de questionnaires destinés à «évaluer» la dépression et l’intoxication éthylique. Bref, il a tout vendu de la boutique dont il avait la charge, et, ce, pour les beaux yeux de madame TCC. Et voilà que cette ingrate si ardemment courtisée plaque soudain le prétendant, pour convoler avec des jolis coeurs qui tiennent Freud pour un imposteur et la psychanalyse pour une infamie. «Tu l’as voulu, Georges Dandin !» Oh, la farce ! Oh, le vaudeville !

 

Lui : Ce sont les malheurs de monsieur Widlöcher qui vous réjouissent ?

 

Moi : Non, pas seulement. Je me réjouis aussi que ce livre s’en prenne à la psychanalyse sans fioritures, sans faire le départ entre ceux qui «puent» et ceux qui «sentent l’eau de Cologne», selon le binaire immortel de Signé Furax.

 

Lui : Les lacaniens d’un côté, les autres de l’autre ?

 

Moi : Et vice-versa. Cela vérifie ma thèse, que la communauté psychanalytique est en voie de réunification. Ici, nous sommes ensemble, au prix d’être mis à la poubelle par les jolis cocos qui ont, si je puis dire, pondu cet oeuf.

 

Lui : Une hirondelle ne fait pas le printemps.

 

Moi : Une, peut-être, mais deux ? Un des prédécesseurs de Widlöcher à la présidence de l’IPA, Horacio Etchegoyen, un kleinien argentin, puits de science et de sagesse, arrive de Buenos-Aires, et donnera à Paris une conférence publique le 3 octobre, à 20 h 30 à la Maison des Mines, à l’occasion de la sortie en français, chez Hermann, de son oeuvre maîtresse, les Fondements de la psychanalyse. Qui sont les deux préfaciers de l’ouvrage ? Qui lui donnera la réplique lors de sa conférence ? Widlöcher et votre serviteur.

 

Lui : Croyez-vous qu’après vos moqueries, monsieur Widlöcher…

 

Moi : C’est un homme du monde. Mes gamineries ne le troubleront pas. Il saura bien trouver quelques praticiens des TCC qui diront du bien de la psychanalyse, et il n’y paraîtra plus. Je veux dire qu’il paraîtra un autre livre, qui peindra en rose ce que le premier avait peint en noir. Il y aura les TCC antipsychanalyse, et les pro, voilà tout.

 

Lui : Je vois que ce Livre noir arrange bien vos affaires. Mais sur le fond ?

 

Moi : Le Livre noir n’a pas de fond, mais d’abord un ton : c’est un coup de gueule ininterrompu, comme une sirène stridente ululant la même note sur 800 pages. Mais, si cet ouvrage a un fond, alors c’est un double fond. En apparence, c’est une compilation d’invectives, remontant jusqu’aux «clairvoyants» de 1910, qui avaient déjà percé à jour le jeu malsain de Freud. Dans le genre, le plus méchant, c’est encore Lacan, cité pour avoir professé ex catedra que la psychanalyse était «une escroquerie», et Freud un petit médecin viennois qui avait, en somme, fait une découverte trop grande pour lui.

 

Lui : Où est le double fond ?

 

Moi : Le livre dit que la psychanalyse est morte, pour que l’on comprenne : vivent les TCC !

 

Lui : Ces TCC vous préoccupent fort, semble-t-il !

 

Moi : C’est la clé du livre. Je relisais dans mon vieil Horace l’ode mystérieuse : «De cette tête-ci Fortuna rapax, la Fortune rapace, faisant vibrer ses ailes stridentes, a ôté la tiare, et elle prend plaisir à la voir posée sur celle-là.» L’idée est de déconsidérer la psychanalyse dans l’opinion, pour, sur ses ruines fumantes, édifier un simili Walden Two et y loger les Français.

 

Lui : Citer Horace, est-ce bien nécessaire ? Cette construction, de quoi s’agit-il ?

 

Moi : Le comportementalisme, c’est d’abord Watson : ne nous occupons pas des pensées que les gens ont dans la tête, mais de la façon dont ils se comportent. Des faits, non des suppositions. Des observations, non des conjectures. C’est ensuite Pavlov, et son fameux «conditionnement» du chien : celui-ci bave devant la nourriture ; on associe une sonnerie à la présentation de sa pitance ; troisième temps, il suffira désormais de la sonnerie pour qu’il bave. Le troisième génie, Skinner, dresse rats et pigeons dans les années 30 : il les dresse en les récompensant quand leur comportement est celui que l’on attend d’eux. De là, il passe au dressage humain.
Walden Two est l’utopie d’une communauté comportementaliste, gérée par des managers, eux-mêmes aux ordres d’invisibles planners, planificateurs tirant les ficelles de leurs marionnettes pour leur plus grand bien, et dès le plus jeune âge. «We can’t afford freedom», disait Skinner, «nous ne pouvons nous payer le luxe d’être libres.» Ce joli petit ouvrage, paru en 1948, et tenu pour «sinistre» par le New York Times de l’époque, n’avait jamais été traduit en français. Il l’a été cette année, par les soins de ces associations de TCC que cajole Widlöcher.

 

Lui : Mais il n’y a pas que le «comportemental» dans les TCC, il y a le «cognitivo».

 

Moi : Le comportementalisme est une pauvre vieille chose, qui s’est payé une nouvelle jeunesse en s’habillant chez Cognitivo. Là, on est infidèle à Watson : si vous dysfonctionnez, c’est que vous avez acquis des «schémas de pensée» erronés ; nous les trouverons ensemble, et nous les corrigerons. Rien à voir avec les «neurosciences», qui n’ont pas de programme clinique.

 

Lui : Et comment les trouver, ces «schémas de pensée» ?

 

Moi : Rien de plus facile : je pose des questions, vous répondez. Ce matin, vous êtes-vous réveillé 1) de très bonne humeur ? 2) de bonne humeur ? 3) ça allait ? 4) manque d’allant ? 5) vous auriez préféré rester au lit ? Voilà. Ce n’est pas plus compliqué que ça. La psychanalyse était faite pour aboutir, d’une part, à un Livre noir, très noir, d’autre part au mot d’ordre : «Des questionnaires partout !» Foin de ces vieilles lunes : inconscient, censure, refoulement. La vérité est là, simple et tranquille, au pied de votre lit. Cochez chaque matin la bonne réponse. Au bout d’un an ou d’un mois, ou d’un an, vous aurez de quoi faire de savants calculs : fréquences, probabilités, distributions, etc. Si vous étendez l’enquête à quelques autres, concubins, amis, voisins, élèves, ou, mieux encore, à des populations nombreuses par voie administrative, vous voilà épidémiologiste. Votre colosse mathématique oubliera qu’il repose sur la case qu’on coche, rien d’autre. C’est le fondement : supposer un sujet transparent à lui-même, qui coche où il faut sans coup férir.

 

Lui : Donc, il y a incompatibilité absolue entre la psychanalyse et les TCC ?

 

Moi : Le fondateur des TCC, Aaron Beck, qui ne se reconnaît comme prédécesseurs que Bouddha et Epictète, expliquait très bien il y a trois ans, dans le Washington Post, la naissance de sa découverte : psychanalyste, il s’ennuyait ferme avec ses patients, il voulait avoir quelque chose à faire. Il dut pourtant reconnaître que, pour les Américains, les TCC (CBT en anglais) sont synonymes de «managed care», c’est-à-dire de thérapies bon marché, remboursées par les mutuelles et autres assurances. On isole des unités de troubles, on achète les unités de traitement correspondantes, et au revoir, monsieur, bonjour chez vous.

 

Lui : Bref, les TCC sont pour vous des thérapies au rabais.

 

Moi : Tout le tapage depuis deux ans vise à convaincre le public que le produit TCC, bien que bas de gamme, est d’une efficacité supérieure au traitement de luxe que serait la psychanalyse. C’était le sens du fameux rapport dit de l’Inserm. Cette institution est-elle bien avisée de galvauder dans de telles opérations de marketing un sigle qui reste prestigieux ?

 

Lui : Marketing ? L’Inserm ?

 

Moi : Certainement. L’Inserm «valorise» son sigle au prix de le compromettre. C’est un jeu dangereux. A quand un livre noir sur le sujet ?

 

Lui : Il est temps de conclure.

 

Moi : Je conclus : il y a un marché du mental.

 

Lui : Que vous vous disputez, TCC et psychanalyse.

 

Moi : En vérité, la «marchandisation» du mental est consommée depuis belle lurette.

Jacques-Alain Miller est psychanalyste, directeur du département psychanalyse de Paris VIII.