Lorsqu’un héroïnomane se présente dans un centre de soins spécialisés aux toxicomanes, il verbalise le souhait d’être protégé de la douleur du « manque » qu’il éprouve en cas d’arrêt ou d’insuffisance de sa consommation de substances opiacées. Certes, la mise en place d’une cure de sevrage en milieu hospitalier ou d’un traitement de substitution apporte une réponse efficace à l’aspect physiologique du syndrome de sevrage, mais la répétition à plus ou moins long terme du comportement addictif montre qu’une douleur en cache ici une autre, que celle du corps masque et exhibe, tour à tour ou de façon simultanée, celle de l’esprit et que cette dernière requiert, quant à elle, une réponse psychologique : c’est à cet endroit que la psychanalyse peut s’en mêler !

Le fait que la souffrance psychique puisse se draper de souffrance corporelle n’a rien d’original : rappelons que l’examen et l’écoute des étranges douleurs physiologiques des patientes hystériques (en proie à des paralysies et à des évanouissements d’origine psychique) ont permis de fonder la psychanalyse ! Ce qui spécifie en revanche la psychanalyse des héroïnomanes, c’est que la douleur psychique tressée à celle du « manque » suscite une plainte où la souffrance (ou, plus souvent, la peur et le refus d’« avoir mal ») s’allie à l’exsudation d’une terreur sans nom… qui semblait guetter cette occurrence pour se manifester ! De sorte que si l’état de manque est suprêmement craint par le toxicomane aux opiacés, il est dans le même temps suprêmement recherché ! Cette attitude pour le moins contradictoire traduit un mouvement dialectique entre la peur et le besoin d’être en manque… afin que ce dernier « dégobille » peu à peu les tenants et aboutissants psychiques de la stratégie addictive.

Redouté de manière manifeste et désiré en secret, le manque physique semble « appelé » par l’héroïnomane à la façon d’un rêve. Certes, si le rêveur lambda désire parfois donner un sens à ses productions oniriques, l’héroïnomane en état de manque poursuit un but totalement différent : il ne veut rien savoir et exige que sa douleur cesse. Pourtant, le rêve et la douleur d’origine toxique possèdent un point commun, essentiel sur le plan thérapeutique : ils constituent des voies d’accès à l’inconscient. On sait que Freud qualifia la première de « royale ». La seconde pourrait certes être qualifiée de « triviale », puisqu’elle part d’une souffrance corporelle attestée et non d’une production fantasmatique ; elle n’en est pas moins pertinente.

Avant de poursuivre, il faut souligner le fait que face à un héroïnomane, la conception freudienne de l’inconscient est insuffisante. Si l’individu toxicodépendant est un « sujet de l’inconscient » au même titre que les autres individus, cette « région » du psychisme ne ressemble guère chez lui à un réservoir de désirs refoulés qu’il conviendrait d’alléger ou de réguler au regard de la pression « surmoïque ». Elle appelle plutôt l’image d’une aire chaotique parcourue de tensions et d’anomies sans visage et brutales, d’un relief très instable que forment et déforment d’incoercibles et imprévisibles mouvements de débordement et de rupture.

Dans ce contexte, à l’instar de la crainte de la folie, la crainte d’être en manque éprouvée et dite par l’héroïnomane exprime également un besoin, voire un désir : ici, d’être fou pour réorganiser l’angoisse archaïque ; là, de quitter le champ du besoin pour celui du désir.

Au cours d’une psychothérapie d’inspiration analytique, voire d’une « cure-type », les traces d’un effondrement psychique sont toujours approchées dans un contexte de crise : l’appareil psychique sécrète une excitation dont le déferlement est à la mesure de son défaut de contenance. C’est alors comme si un trou noir se paraît d’un geyser qui serait placé comme un panneau d’indication (en forme de supplication muette : « C’est là ! ») et d’interdiction (haineuse et terrifiée : « N’approchez pas, n’y touchez pas ! »). Lorsque le désir de changer conduit un héroïnomane vers une telle zone abyssale, sa souffrance somatique se défait à la manière d’une peau rejetée lors d’une mue et accouche (enfin) de la terreur qu’elle avait jusqu’ici pour fonctions de contenir et de travestir. La douleur qui changeait parfois son corps en pierre libère (et se transforme en / redevient) des coulées de lave d’angoisse.

De tels moments sont très éprouvants, y compris pour le psychanalyste. C’est pourtant c’est à ce prix qu’un héroïnomane peut se défaire du fonctionnement addictif – sorte d’armure jadis indispensable à sa survie mentale mais à présent encombrante – et développer des mécanismes de défense intrapsychiques (et non plus prothétiques), plus souples et moins coûteux, face à sa souffrance. Ce n’est pas rien.

Paris, avril 2008.

Pascal Hachet a notamment publié  Les toxicomanes et leurs secrets. Paris : L’Harmattan, 2007.