Paru dans La Libre, le 30 juin 2006

Dans les situations dramatiques telles que nous les vivons pour le moment, les adultes se demandent entre autre comment les enfants vont-ils réagir. Resteront-ils silencieux ? Poseront-ils pleins de questions ? Feront-ils des cauchemars ? Présenteront-ils des angoisses ? Seront-ils surexcités ?… Et quelle peut être la «bonne» attitude des adultes, des enseignants, des éducateurs ? …

 

Laisser cheminer les questions

Un des charmes de nos relations avec les enfants, est la manière dont ils viennent toucher des points avec lesquels nous ne sommes pas parfaitement à l’aise. Bien sûr, c’est toujours au moment où l’on s’y attend le moins, que surgissent les questions sur la différence des sexes, le comment on fait des enfants ou le pourquoi on ne veut plus voir le tonton… Et bien entendu, l’enfant sait s’il reçoit une réponse authentique, un faux fuyant ou des bobards. Il comprend quand on le prend ou non au sérieux, et très vite il saisit s’il peut venir avec d’autres interrogations, s’il vaut mieux s’adresser ailleurs… ou se fermer comme une huître. Laisser un espace aux questions, les laisser venir plutôt que les devancer, les écouter là où en est l’enfant… tout ceci va lui permettre d’avancer à son rythme, d’exercer sa curiosité, d’aiguiser son intelligence,… Quand le poète dit que la réponse est le malheur de la question, il nous rappelle qu’une réponse ne doit pas venir boucher la question. Quoi de plus mortel que des questions bien tournées et des réponses toutes faites. Et nous savons à quel point les questions les plus vives, le plus brûlantes ne peuvent être mises en équation, ne font pas appel à un savoir. Une interrogation peut prendre le temps de mûrir, de cheminer, de s’exprimer maladroitement, par des détours. De même, si la réponse reçue laisse quelque interstice, quelque énigme, quelque « je n’en sais rien, mais je te dis ce que j’en pense », le questionneur sera invité à rebondir vers d’autres horizons, toujours plus vastes.

Quand l’émotion des adultes contamine celle des enfants

Chacun a pu faire l’expérience de raconter une histoire terrifiante à un enfant. Et ce conte venait parfois alimenter un passage difficile, une période de cauchemars, mais le plus souvent ne s’accompagnait d’aucune angoisse. Avec les histoires les plus belles et les plus horribles, l’enfant apprend peu à peu le monde. Le monde extérieur bien sûr, mais aussi son monde intérieur, sa vie psychique, son intimité ; donc ses conflits internes, le remue ménage de ses pulsions avec lesquelles il devra vivre toute sa vie… Mais ce qui permet à l’enfant de se développer par le biais de ces histoires, c’est le fait que l’adulte qui est à ses côtés est paisible, joue avec lui, prend plaisir à raconter… Tous deux savent qu’il s’agit à la fois d’une histoire et de la vraie vie, et la tranquillité de l’adulte assure à l’enfant qu’il n’y a aucun danger maintenant. C’est la raison pour laquelle un enfant peut rester serein devant une télévision qui déverse des horreurs : tant que ses parents ne montrent pas de signes (conscients ou inconscients) d’inquiétude ou d’angoisse, il peut progressivement apprivoiser ses propres émotions, voire simplement poursuivre son jeu. Cependant, parfois un article, une émission de télévision peut toucher l’adulte soit parce qu’elle vient rouvrir des blessures, remuer en lui des souvenirs refoulés… parce qu’elle vient réveiller des pulsions ou illustrer des fantasmes qu’avec son éducation il a pu domestiquer tant bien que mal (non, il n’arrache plus les ailes des mouches). L’adulte peut encore être touché parce que le récit met en scène la transgression d’interdits fondamentaux qui permettent le vivre ensemble (tu ne mangeras pas de chair humaine, tu ne tueras pas, tu choisiras ton époux, ta compagne hors de ta lignée,…) Justement, la figure de celui qui abuse de l’enfant, de celui qui l’assassine peut venir nous troubler dans tous ces registres. Est-ce un homme ou un « monstre » ? Et s’il est un homme, en quoi me ressemble-t-il ? Ces questions nous bouleversent profondément et risquent de nous submerger, de nous entraîner dans des paroles, des attitudes, des actes guidés par la seule émotion. Dans pareille situation, les enfants qui sont à nos côtés, ressentant nos émois, peuvent également être saisis d’effroi, d’angoisse, passer à l’acte,… Dès lors, dans une telle actualité, se demander comment préparer les enfants ou intervenir avec eux revient surtout à se demander comment les adultes peuvent éviter d’être submergés par leurs émotions. Relevons tout d’abord que nous ne sommes pas dans la situation comme celle du 11 septembre où l’on voyait la mort en direct. Ici, l’horreur est médiatisée, symbolisée par les rituels journalistiques, politiques, judiciaires et par la parole des experts et autres intervenants. Néanmoins, le récit des faits à lui seul peut suffire à provoquer des émotions intenses. Comment ne pas se laisser dépasser ?

Penser ensemble

Contre le chaos, contre la monstruosité, il n’y a pas d’autres armes que celles de la pensée, de la dignité, de l’attention à autrui, de la construction démocratique permanente, le travail de la culture… Si le « monstre » est tout entier à ses pulsions, l’homme gagne son humanité en évitant d’être emporté par ses émotions grâce sa capacité de penser à lui-même et au monde qui l’entoure. Il s’agit d’un mouvement où je me laisse à la fois toucher par la souffrance de l’autre et, plutôt que d’en être sidéré, fasciné, je suis capable de penser et parler cette souffrance et, éventuellement, d’agir. L’école ainsi que les associations qui accueillent les jeunes sont est bien des lieux où l’on cherche à comprendre, où l’on apprend à penser ; y compris dans les limites de l’impensable. Telle est la responsabilité de l’adulte. Les évènements dramatiques sont chaque fois des occasions de penser ensemble à de nombreux thèmes au fil des questions et sans les devancer : pourquoi les adultes ne peuvent-ils séduire les enfants ? Quelle est la frontière entre le bien et le mal ? Quelle est la différence entre fantasme et acte ? Pourquoi a-t-on supprimé la peine de mort ? Pourquoi la justice doit prendre du temps et pourquoi le criminel a droit à un avocat ? Qu’est que la présomption d’innocence ? Ou mettre la limite entre la liberté de l’individu et la protection de la société ? Quelles réponses donner ? Impossible de les tracer au cordeau, on peut juste penser ensemble en sachant qu’il n’y a pas de « maître de l’univers », seulement des humains qui tentent de faire de leur mieux dans un monde où hélas, il y a des catastrophes, des accidents, des meurtres. Depuis l’aube des temps, le hommes ont à la fois cherché à s’en prémunir mais également ont été amené à vivre avec ce réel, le ciel qui peut tomber sur la tête malgré la potion magique. Reconnaître cette part de non maîtrisable et faire entendre à l’enfant qu’il y a moyen de vivre avec, c’est également l’aider à grandir.

Vincent Magos  est Psychanalyste et responsable de la Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance (Ministère de la Communauté française de Belgique)